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De l'éthique de l'art numérique

  • Photo du rédacteur:  Philippe Festou
    Philippe Festou
  • 28 juil.
  • 23 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 2 jours


Les jeux entre matérialité et virtualité ou l’avénement de l’invisible.


Si les installations numériques puisent leur origine dans les expositions qui avaient lieu dans les églises et certains lieux architecturaux avant que les musées et les galeries n’existent, il me plaît de faire remonter l’idée du multimédia et de l’interactivité au temps des peintures rupestres : ce que l’on imagine dans ces espaces est le premier lieu  connu d’interactivité sensoriel et artistique où l’art retrouve un sens et une fonction.

Au 20ème siècle c'est le mouvement dada qui remet au cœur de lieux dédiés, les principes performatifs et celui d’installation. À l’image de l’art nouveau que j’affectionne particulièrement pour son caractère d’ouverture au quotidien et sur la démocratisation de l’objet, le dadaïsme poursuivait aussi plus tard à son tour la dissolution des frontières entre représentation et quotidien en mélangeant les différents domaines artistiques : c'était déjà le multimédia d’aujourd’hui...

Dans les prémisses de ce que la notion d’intéractivité allait engendrer avec l’art numérique, les ready-made de Marcel Duchamp ont modifié ce statut représentatif.

Ainsi depuis le symbolisme et vers le futurisme nous retrouvons cette notion « d’art total ».

À partir des années 50, genèse du numérique, il demeure une idée d’immatérialité dans les principes, surtout quand il s'agit de monde sonore. Cette notion est toujours en pleine réflexion puisqu’elle conditionne la question de la conservation des œuvres et donc de leur transmission.

Nous pouvons nous interroger sur le fait de savoir si l’art numérique est considéré comme un champ spécifique au même titre que la photographie, la peinture etc. ou s’il a un caractère intrinsèque qui le définit comme tel, c’est à dire un art en soi.

Depuis les années 50, des artistes tels Nam June Paik ou encore Bill Viola commencèrent à utiliser le poste de télévision en tant qu’élément sculpturel à part entière. Si on voit ici un premier lien entre électronique et matérialité, la tendance à partir des années 70 se précisera comme s’il s’agissait de créer des ponts entre des domaines : c’est le cas de Lorna, créée en 1979 par Lynn Hershman ou « Erl King » créé en 1983 par Grahame Weinbren et Roberta Friedman avant que les galeries et les musées sortent de la technophonie ambiante et prennent la chose au sérieux au début des années 80.

Les années 90 sont celles de l'expansion du multimédia c'est-à-dire qu'un auteur peut combiner du texte, de l'image et du son sur un support numérique qui ouvre l’idée de l’interactivité.

Finalement à l'inverse de Braque et Picasso utilisant les principes de collage, le  multimédia numérique essaie de retrouver une homogénéité par un ensemble d'éléments au départ disparates.

Le numérique est donc en rupture avec les techniques figuratives traditionnelles, mais il est capable de se réapproprier les techniques non numériques qu'il simule de très près et de composer avec elles : il s’agit donc d’un travail sur des aller-retours entre techniques.

S’il y a bien simulation de certains processus morphogénétiques, une image ou un son de synthèse ne sont pas plus dématérialisés qu'une photographie ou une musique enregistrée.


« Dans le principe de l'œuvre numérique, il y a l'idée de faire l'économie de toute médiation extérieure au profit d'un contact immédiat et direct entre l'œuvre et le spectateur ». Norbert Hilaire et Edmond Couchot, "l'art numérique".


Jusqu'à l'apparition du numérique, les matériaux et les outils utilisés par les artistes appartenaient au monde réel, c'est-à-dire concret, physique mais aussi énergétiques.  Les matériaux et les outils numériques sont totalement différents, ainsi, le dessinateur, le peintre, le musicien, le cinéaste, le vidéaste, l’architecte, le designer ne travaillent plus avec des crayons, des gommes, des règles, des pigments, des pinceaux, du marbre pour mettre de la lumière mais des symboles : ce qui constitue le langage des programmes informatiques.

Les matériaux et les outils numériques sont donc essentiellement d’ordres symboliques et langagiers ; les objets qu'ils produisent, si virtuels qu'il soient font bien partie du monde réel. Ce qui en fait la première spécificité ce n'est pas leur immatérialité mais leur programmaticité, c'est-à-dire le fait qu'elle se réduise à des programmes informatiques capables d'être traités automatiquement par la machine, c’est à dire l’ordinateur.

La technologie numérique possède une spécificité qui rompt avec toutes les techniques précédentes en même temps qu'une capacité à les simuler. Alors, le numérique provoque aussi dans la création artistique un retour à la technicité, mais avec un savoir-faire différent.

Ainsi l'artiste peut utiliser le programme standard, le logiciel informatique ou les applications largement commercialisées : graphique, musical, textuel, communicationnel. Il doit maîtriser une technique différente de toutes les précédentes, ce qui le rapproche des techniques scientifiques. Son objectif et  souvent sa difficulté est de créer des formes sensibles à partir de programmes abstraits dont les outils correspondent à de multiples icônes.

S’agit-il là d’une frontière entre art et sciences ou entre les arts eux-mêmes ? Car nous ne sommes plus en présence de valeurs esthétiques binaires, entre tradition et modernité ou encore entre académisme et subversion et la modernité technologique nous invite à la façon de Duchamp à repenser entièrement ce qui fait œuvre d’art.



À la croisée des arts, des sciences et de la technique


Les techniques du numérique nécessitent des compétences sélectives qui vont au-delà des techniques particulières des arts. Personnellement, j’ai dû alterner entre un apprentissage sur le terrain et dans la contrainte, même si ma première approche avec les ordinateur date du début des années 80 où je créais de petits programmes en langage Basic sur les premiers Atari. Il s’agissait essentiellement de textes que je destructurais pour leur donner des aspects visuels particuliers.

Si le premier sens du mot est technê en grec, Edmond Couchot et Norbert Hilaire font encore un rapprochement avec l’histoire ancienne en comparant les utilisations mêlant art et science et certains sites ou les architectures se mariaient habilement avec des connaissances plus vastes : ainsi le rapport calendaire comme à Stonehenge avec l’astronomie tendent a prouver qu’il y a un lien fondamental dans l’histoire humaine entre science et art. Il s’agit certainement et comme précisé plus avant, des deux facettes complémentaires de l’accès à la connaissance.

Avec le numérique, la science ne peut plus être interprétée métaphoriquement comme elle l'a été au cours de l'histoire, elle impose directement et de l'intérieur sa présence à l’art en lui fournissant par le biais des modèles de simulation, ses matériaux, ses outils, et plus largement encore les processus : l’idée pythagoricienne nous mène à penser que des concepts mathématiques peuvent s’incarner dans les processus artistiques ou dit d’une autre façon, les phénomènes réalisés tirent leur origine de principes mathématiques.

L’utilisation retrouvée de la main par exemple avec la souris permet de renouer avec la qualité du geste et permet de simuler les processus de création en les réinscrivant dans une certaine tradition. Cet aspect graphique existe maintenant dans des logiciels musicaux prévus à cet effet, c’est le cas de Sébastien Béranger avec qui j’ai travaillé dans le cadre de Vagues Sonores et le développement de son logiciel Motion Kit qui permet de retrouver un geste musical à partir d’une interface numérique ; dans le même ordre d’idée il est possible de sauvegarder les automations de potentiomètres virtuels dans les logiciels de son comme Live, Cubase ou Pro Tools lorsqu’ils sont actionnés de la même façon que sur une console analogique.

Après avoir, assez jeune, vers 11-12 ans créé des pièces radiophoniques où j’enregistrais avec deux magnétophones analogiques des sons, que je faisais passer d’un à l’autre (avec une perte de qualité sonore non négligeable), ma première approche avec le numérique date de la fin des années 90 avec l’utilisation du logiciel Cubase et d’enregistreurs de type minidisc. Mon apprentissage artistique, d’abord autodidacte avant d’intégrer la classe de composition au conservatoire de Marseille s’est fait avec beaucoup d’écoute dans les œuvres électroacoustiques, avec des CD rom (notamment le très interessant « la musique électroacoustique » produit et édité par le GRM) et des livres (dont le  fameux « Traité des Objets musicaux » ; j’ai pu acheter sur internet un exemplaire signé par Pierre Schaëffer lui-même.

J’ai donc connu essentiellement le numérique pour la musique acousmatique.

Le compositeur Gerard Pape me précisait encore que pour parvenir à l’utilisation de la synthèse granulaire, nombre d’assistants de Iannis Xenakis (précurseur de cette forme de synthèse), découpaient en micro morceaux des bandes qu’ils reconstituaient ensuite avec des colles spéciales. Ce geste mécanique, aujourd’hui grandement facilité par le numérique se décline maintenant dans les différents types de montages, y compris bien sûr dans le montage vidéo.

Aidé du numérique, la création photographique ou d’images de synthèse est facilitée, nous gagnons un temps certain dans le geste. L’ordinateur est force de propositions qui se seraient avérées complexes sans lui mais il peut aussi être source d'inspirations, notamment dans l’utilisation d’algorithmes utilisant des modes aléatoires, que ceux-ci soient réels, simulés ou controlés. Ainsi, nous sortons du seul cadre de l’outil facilitateur pour travailler avec une machine qui utilise sa force de calcul comme un assistant artistique, quels que soient les médias abordés avec le numérique.

Sur le logiciel Photoshop, que j’ai beaucoup utilisé à la même époque (notamment pour créer des pochettes de CD), il est par exemple possible de rapprocher les colorimétries d’images pour intégrer des objets qui déclinent celles qui sont semblables et que l’œil humain ne pourrait distinguer avec une acuité aussi précise : si détourer un objet était déjà faisable manuellement sur une pellicule ou une photo, c’est l’ordinateur qui va, grâce à sa puissance de calcul nous faire les propositions les plus en adéquation avec l’objet initial et cela dans un principe algorithmique qui est mathématique dans sa nature ; sans cela c’est à la fois la connaissance, la compétence et l’intuition de l’artiste qui entrent en considération.

Le numérique nous permet donc, et c’est là un réel intérêt, de travailler avec les deux principes en alternance ou en combinaison entre technique scientifique et intuition/connaissance. À titre d’exemple, concernant l’acoustique, les simulations de différents types de réverbérations s’appuient sur des processus algorithmiques hérités des lois et des connaissances de l’acoustique ; pourtant c’est le designer sonore ou l’ingénieur du son qui va de façon empirique faire des choix en fonction de sa sensibilité : machine et humain travaillent de pair et si l’intelligence artificielle nous questionne à ce point aujourd’hui c’est que se pose le problème de la cession ou du renoncement de l’humain  potentiel face à la machine, le fait que l’artiste garde la main ou pas sur la technologie.

Il y a donc trois aspects différents reliant art, science (dont les dites sciences humaines) et le numérique :

L’ordinateur comme héritage de la technologie et de la recherche : il s’agit de l’outil informatique en terme de capacités d’actions (processeurs, capacité de stockage, mémoire vive etc.) mais aussi les principes physiques que porte cette technologie et l’application (qui porte donc bien son nom) en simulant les principes de calculs depuis les connaissances scientifiques (acoustique, optique, médecine, statistique etc.), ce qui nous amène vers notre « problématique » contemporaine et au rapport que nous souhaitons entretenir dans l’utilisation de l’intelligence artificielle.

Le rapport de l’art et de la science au cœur du monde numérique contient sa part non négligeable de subjectivité, l'idée n’aurait sans doute pas déplu à Einstein ; en effet, les concepts scientifique et artistique peuvent se rejoindre et les exemples dans l’histoire où art et science « racontent » une chose identique avec des langages singuliers est pléthorique : le physicien Philippe Bobola fait d’ailleurs des conférences sur ce sujet. Il précise qu’aux périodes similaires de l’histoire, scientifiques et artistes convergent sur des points comme si l’information avec une nature d’égrégore était donnée par des voies différentes : pour prendre ce seul exemple, lorsque le pointillisme apparait en peinture, c’est le moment où les physiciens comprennent que la lumière est corpusculaire.

Dans les années 70, Jean-Claude Risset a été mandaté par Pierre Boulez pour diriger le département de recherches à l’Ircam à Paris ; ainsi les programmes informatiques développés ont permis dès cette époque de mener à bien des avancées majeures sur la synthèse électronique et l’acoustique plus généralement. Ainsi l’expérience musicale d’un homme qui est à la fois compositeur de musique et scientifique se rejoignent pour élaborer avec des équipes, des programmes de synthèses sonores qui donneront lieu à des œuvres musicales. C’est par exemple avec l’ordinateur, que Risset met en lumière les principes psychoacoustiques de mouvements perpétuels ascendants ou descendants ; dans ces aller-retours entre les domaines, c’est ici un exemple d’unification de la science, de l’informatique et de l’art particulièrement parlant.

Mon expérience au laboratoire de musique et d’informatique de Marseille durant quatre années a été riche d’expériences et si à cette époque je ne me suis pas attelé à travailler directement sur des programmes informatiques, nos travaux se sont en revanche appuyés sur les unités sémiotiques temporelles qui ont été mises en évidences dans les années 90 au MIM par une équipe incluant artistes créateurs et scientifiques, dans un processus de recherche commun.

Nous avons essentiellement travaillé à élaborer des liens appuyés par les UST sur les médias du son et de l’image. Ainsi l’approche scientifique des UST a été utilisé comme un outil d’analyse entre les rapports son et vidéo dans le numérique ; les UST ont été pour moi à cette époque une force de proposition dans une œuvre comportant une écriture de partition graphique : Musique Primale.

Enfin, le numérique est par sa nature une proposition « reliante » qui permet d’ouvrir des espaces différents dans le rapport que nous avions habituellement à l’objet d’art : notamment avec l’avénement de l’Internet permettant ainsi une interactivité accrue et des installations, le numérique a  ouvert ainsi des espaces physiques et conceptuels non pas tant nouveaux mais plus vastes.

De cette façon, il s’agit, dans le numérique, d’opérer un transfert du monde de l’art au monde des médias. Chacun peut ainsi se reconnaître dans l'utilisation qu'il a de façon intime puisque, à la façon de l’art qui imprègne le quotidien comme c'était le cas dans la pensée l’art nouveau, celui-ci, rentre dans les domaines ambivalents de la communication et de l’intime simultanément, permettant ainsi d’échapper à une fonction purement marchande.

De mon point de vue, sans être un art en soi comme le serait la peinture, la sculpture etc., puisque les principes sur lesquels l’art numérique s’appuie sont des applications de connaissances introduites sous formes algorithmiques (comme l’IA) et prolongeant les art traditionnels, il n’est pas un art nouveau mais un outil permettant d’unifier et de combiner un ensemble de pratiques reliant et approfondissant déjà art et possibilités de communication.

Le numérique serait un reflet transcendant qui agit comme amplificateur de nos connaissances, de nos orientations esthétiques et de notre culture.



L’outil


Au-delà de la spécificité de la relative nouveauté numérique, il y a la question du rapport même de l’artiste aux autres, au monde :  dans ce lien ambivalent entre possibilités étendues de communication et de l’intime, l’art numérique est-il ouverture au monde ou repli sur soi devant un écran ?

Les outils utilisés dans les logiciels tendent à se simplifier et à réduire en taille dans l’histoire du numérique, l’accès en est démocratisé ; l’idée sous-jacente est celle de l’ouverture de l’ensemble des médias à tous ; ainsi la photo, la vidéo, le montage sonore sont à portée de main si on veut bien y jeter un regard attentif. Sans que cela fasse de chacun un artiste en puissance, cette démocratisation n’est pas (nécessairement) la simplification de la créativité, même si c’est souvent cette critique technophobe qui revient, il s’agit de la multiplicité des possibilités d’interactions.

La musique, en dehors de son aspect vibratoire et invisible peut être notée (à titre mémoriel ou propositionnel) de façon matérielle (la partition), même si Debussy disait qu’elle « est partout sauf sur le papier » ;  mais la musique électroacoustique symbolise l’avénement d’un art qui par son approche analogique d’abord puis numérique  ensuite demeurera l’art de l’invisible par excellence ; le numérique y sera plus que pour aucun autre art l’exemple le plus proche de ce que peut être un outil au service de l’art.

Cependant le poids de la technique n’a cessé d’augmenter et de s’affiner avec le temps face à des artistes qui doivent en permanence garder le contrôle sur cet outil, trouver l’équilibre juste entre les possibilités nouvelles proposées par les applications et les machines et l’imagination purement créatrice.

Si on peut céder à la tentation du « laisser faire », l’artiste ne doit pas se laisser happer par la machine et contrôler avec vigilance les possibilités de propositions de l’application ; la machine n’est pas un humain et il me semble important de toujours ramener la proposition ou la simulation de la machine aux capacités du corps, c’est souvent ce que je précise à des élèves en composition : la simulation numérique n’est pas le geste humain ; il peut être séduisant mais demeure imparfait par sa trop grande perfectibilité et parfois il est impossible à réaliser dans le "Réel instrumental".

Ainsi, si nous arrivons aujourd’hui encore dans une majorité de cas à distinguer une photo ou une vidéo créée avec l’IA d’une photo numérique « normale », c’est qu’il y a cette dimension indicible qui échappe à la machine, est-ce l’âme comme le dirait François Cheng ?

" Le chant le plus authentique est plus qu'un produit maîtrisé par l'esprit ; il jaillit bien de l'âme".

Avec internet, ce n’est pas forcément l’objet créé qui est interactif mais c’est l’outil numérique qui ouvre la possibilité de cette interaction, ce qui signifie que tous les produits créés ne sont pas en soi interactifs par leur nature, de ce fait, tout élément sonore, toute image est interactive à un moment ou un autre de son existence lorsqu’elle est partagée par le biais d’internet, le Web devenant donc un outil, un moyen, lui aussi à part entière.



Interactivité, communauté : multimédia et internet


L’interactivité, c’est à dire le travail en temps réel permet d'agir sur l'image ou sur du texte sans interrompre les processus de calcul.

Dans « Midiverso » (1994-2002) de Juan Antonio Lleó, les spectateurs interagissent avec un clavier midi qui propose des sons du quotidien. De ce fait, il y a une posture intéressante qui pousse toujours plus la réflexion de Duchamp sur la capacité du « regardeur » d’interagir avec l’œuvre d’art. L’artiste, dans ce cas, devient un « metteur en son », un « metteur en espace » et on peut imaginer que l’ego du créateur, à l’image des artistes bâtisseurs du moyen âge œuvre d’abord dans un esprit de bien commun, avant de travailler sur sa notoriété propre.

L’interaction permise par internet est ainsi révolutionnaire car elle permet les expressions individuelles. Cependant la conscience de l’aspect communautaire n’est pas gagnée d’avance et c’est là aussi, certainement à l’artiste d’amener la proposition en la présentant d’une manière telle que chacun puisse se sentir impliqué à différents niveaux : le principe d’art issu de Data base depuis le début des années 2000 travaille en ce sens mais nous voyons bien que la dérive est vite prise dans les postures individuelles lors de forum, de réactions sur les réseaux sociaux, et ce qui au départ avait un aspect fédérateur ou constructif peut, si les choses ne sont pas modérées, prendre une dérive plus sombre. C’est là, dans ce contexte du Web que l’on touche les aspects ambivalents d’ouvertures, de connaissances accrues, de développement de l’esprit collectif et paradoxalement d’individualisme exprimés parfois avec violence ; le net devenant un exutoire de ses rancœurs, de ses frustrations et disons le, un révélateur d’égocentrisme notoire.

Mais dans les processus interactifs réussis il y a des jolies idées qui permettent de rentrer en interactivité par des médias variés, par le texte, l’image ou le son et où il est possible d’aboutir à des projets constructifs et communs comme c’est le cas de Ken Goldberg avec « Telegarden », un jardin partagé qui aboutit à la manipulation d’un robot jardinier.

Annick Bureaud s’est appliquée à l'élaboration d'une première typologie des œuvres en ligne. Elle distingue plusieurs grandes catégories : l’hypermédia (le message est le médium de communication), collaboratif et relationnel, cyber perception et téléprésence. Qu’il s’agisse de Software art, de Database art ou encore de Game art  le numérique, qu’il développe un projet en ligne ou pour une installation, ouvre cependant des espaces nouveaux dans les possibilités d’actions du spectaCteur et amène la proposition vers les modes multiples de l’immersion.

Qu’il s’agisse de jeux en ligne qu’il s’agisse d’un simple jeu d’échec ou de  Second Life, l’idée de « téléprésence » joue de la sensation d’être présent tout en sachant qu’on y est pas vraiment. J’ai pour ma part « travaillé » au début des années 2000 à essayer de construire des espaces de concerts en ligne sur Second Life (bien avant que nous le fassions de façon presqu’obligée sur Internet dans le cadre du confinement et du Covid pour le premier festival Vagues Sonores) mais le temps à consacrer par rapport à ce qui était attendu m’avait fait renoncer à l’idée, à cette époque.

Pourtant, ce qui m’avait intéressé, c’était la possibilité de sensations et d’espaces perceptifs décuplées : les musiciens vont jouer en temps réel tandis que la représentation symbolique de leurs personnages habitant virtuellement des espaces créés (parfois collectivement) se trouve sur l’interface du jeu ; dans les concerts en ligne de Vagues Sonores, ceux-ci étaient bien les musiciens filmés.

Ainsi, le multimédia en ligne nécessite le même équipement que le multimédia hors ligne, mais c'est surtout en tant que nouveaux moyens de communication que les artistes s’intéressent au Web car cet espace se trouve en dehors de toute institution et de tous les lieux conventionnels de l’art et il est potentiellement ouvert à tout le monde. C’est ainsi une sorte de terrain de jeu à la dimension du monde.

Les concerts sur internet durant le Covid n’ont pas tant perduré… Le public est revenu petit à petit vers les salles.


« Les canons de l'interactivité, de la collaboration, de la construction, de l'émergence et de la transformation fournissent les seuls modèles qui peuvent contenir les expressions authentiques de nos désirs contemporains ». Norbert Hilaire et Edmond Couchot, "l'art numérique".



Obsolescence, reproductibilité, conservation, virtualité et matérialité


La question de l’obsolescence du matériel est une chose, une question commerciale, celui de l’œuvre qui ne trouve plus le matériel adéquat pour exister en est une autre.

L'obsolescence pose problème dans le monde de l’art habitué à une certaine lenteur et la transformation du matériel quant à lui, se fait à grandes enjambées ; il y a une lutte plus ou moins assumée contre les obsolescences programmées du matériel informatique.

La conservation des œuvres d’art numérique dépend en partie du mode de production et des techniques qui ont été utilisées pour leur conception. Si pour créer une image numérique, les méthodes ne sont pas nécessairement identiques : il peut s’agir d’une image de synthèse comme ce fut le cas pour la première en 1975 avec le logiciel Superpaint, comme c’est le cas aussi dans le desktop publishing ou la PAO - le travail de l’image prenant ses sources de façon variable : à partir d’une image existante (dessin, peinture, photographie) - qu’on va numériser à posteriori ou dans le cas de création d’une image de synthèse ; le travail numérique pour le son aura quant à lui toujours pour finalité une forme immatérielle, c’est un paramètre non négligeable à prendre en compte.

Graphiquement, le travail numérique peut exister en amont vers une « impression giclée », pour une modélisation en 3D permettant de créer ensuite une sculpture ou être un travail qui garde son caractère numérique comme c’est la cas des installations.

Nous retrouvons donc le numérique dans différentes phases temporelles de la création, autant comme outil que comme œuvre matérialisée ou œuvre virtuelle. Je pense qu’il est important dans le processus créatif, d’avoir conscience de ces rapports d’utilisation dans ce panorama numérique car il impacte directement la forme temporelle d’une œuvre et notre « rapport à la présence des éléments proposés ».

Dans Streams breaking silence, j’ai utilisé le numérique en temps réel (internet, Ableton Live) tandis que pour Heimat? par exemple, il y a une forme de mixité entre le travail en amont qui modèle les sons fixés et le temps réel de l’image vidéo.

Les structures dédiées à l’audio peuvent être modélisées par l’ordinateur, comme c’est le cas avec le travail que Bernard Leitner a notamment proposé pour créer des principes de sculptures audio et plus généralement de la modélisation des acousmoniums qu’il est possible de réaliser à l’IRCAM.


L’utilisation de l’ordinateur est donc multiple :

"J’utilise l'ordinateur comme un outil exactement comme je le ferai avec un pinceau, afin de réaliser, d'explorer et de créer des images qui n'ont cessé de m'intéresser en tant qu'artiste depuis le début de ma carrière ». Michael Wright


Ainsi, avec le travail de transformation depuis une image numérisée, il est toujours possible de conserver le matériau original ; le son quant à lui a une nature « volatile ».

Pour ma part, le travail numérique audio demeure différent puisque le son ne peut par essence se matérialiser et même s’il est « fixé », la diffusion lui rendra sa nature invisible : en ce sens, pour ce qui concerne la conservation des supports audio, je dois les stocker depuis des années sur des disques durs externes avec la crainte d’un dysfonctionnement éventuel de l’espace de stockage : l’œuvre matérialisée comme la partition est-elle plus fiable dans la durée de sa conservation ? Je classe les prises de sons après les avoir nommés, ce qui permet de les regrouper par thématiques (et alphabétiquement).

Au début de mon travail avec le numérique en ce qui concerne le son, il me semblait que stocker les oeuvres sur un CD que je gravais était plus pérenne, aujourd’hui, la disparition progressive de la gravure de CD et de son utilisation depuis le début des années 80 semble inéluctable, les clouds restent une solution mais à l’instar de Chat GPT pour l’intelligence artificielle, l’impact écologique pose question : le stockage et l’intelligence artificielle pourraient représenter 3 % de la consommation électrique d’ici 2030 (20 millions de tonnes de CO2) et tandis que ce chiffre tend à s’accroitre, la question de la durée de conservation (pour de multiples raisons) reste encore incertaine.

Cet aspect du numérique et la question du stockage autant que celle du partage notamment via internet, nous renvoie à l’idée de l’absence d’œuvre unique (et donc rare) ainsi que de reproductibilité de celle-ci.

Walter Benjamin évoque la perte de « l’Aura » d’une œuvre dans le fait qu’elle ne soit plus une unique pièce. La question s’était déjà posée à l’avénement du cinéma. Mais le principe du numérique a démultiplié les possibilités de reproduction et l’échange est devenu un prolongement des possibilités et des principes. Il ne me semble pas que la proposition multiple et identique a elle-même perde son Aura, c’est à dire qu’elle cède à l’essence intrinsèque de l’œuvre. L’art moderne a montré qu’il ne s’inscrivait plus dans le seul rapport de l’artiste à son objet mais que la production devient en essence interactive tandis que sa qualité intrinsèque est portée par une énergie, un code qui habite la proposition avec des esthétiques et des formes variables ; la reproduction n’abîmant en rien la proposition initiale.



Art numérique et IA


Nous ne pouvons laisser de côté la question de ladite intelligence artificielle et des points qui concernent la construction plastique du cerveau, surtout chez les jeunes, l’utilisation de Chat GPT et des intelligences artificielles plus largement fait encore l’objet d’études sur la plasticité cérébrale.

Au-delà de l’aspect éthique (avec les dérives possibles concernant un transhumanisme corrélé à l’IA) chose que j’aborde longuement dans L’oreille au monde, il y a la question centrale de la capacité dans un futur proche de l’humain à mener une réflexion qui reste motivée par ce qu’il n’est pas grossier ni même saugrenu d’appeler âme. Si nous voulions employer un mot qui fait référence aux sciences humaines nous parlerions de conscience.

La conscience c’est en premier lieu « le fait de savoir qu’on sait » ; je n’entends pas le « cogito ergo sum » de Descartes comme l’éloge de la pensée et du mental (comme cela a été souvent mal interprété) en supériorité aux autres capacités humaines mais comme le fondement de la conscience et base à toute facculté.

La conscience comprend la capacité d’abstraction, ce qui n’existe pas dans une IA. Pour Baruch Spinoza, la raison est un produit de la conscience humaine capable d’analyser de façon intuitive et dans un contexte délivré de ce qu’il nomme les affects, la conséquence des causes et des effets. Il ne s’agit pas d’une voie purement déductive et mathématique. Cet aspect transcendant et intuitif n’existe donc pas dans une IA.

La capacité de désir en tant que moteur vital d’un processus biologique induisant la « puissance d’agir » et la capacité d’empathie sont absents dans une machine, comme le dit par ailleurs Albert Jacquard : « On peut apprendre à un robot à dire je t’aime mais on ne peut pas lui apprendre à aimer ».

l’IA reste encore un fantasme, même dite « forte », elle ne peut travailler avec efficacité que sur les champs d’action qui lui sont spécifiques. Elle est d’ailleurs le fruit de l’activité et de l’histoire humaine ; c’est à dire qu’elle ne fait qu’analyser et organiser des données culturelles qui sont le produit de notre humanité.

Nous pourrions opposer, si nous voulions garder le terme « intelligence artificielle », la notion « d’intelligence libre ».

Pour Jonathan Birch, la conscience est la capacité de distinction des sensations positives et négatives. Cela nous renvoie aux paramètres des processus immersifs dont la conscience nous permet l’accès aux multiples choix esthétiques : l’écart immersif étant cet « espace entre deux mondes » dans lequel nous pouvons nous mouvoir physiquement ou psychiquement à souhait grâce à nos sensations, nos émotions, nos jugements de valeurs et notre histoire personnelle, entrainant l’éveil d’une conscience en travail et en expansion.

C’est tout le sujet de L‘oreille au monde où l’accès à une écoute consciente nous ouvre potentiellement des connaissances plus vastes que celle ordinaire.

Il ne s’agit pas de voir dans l’IA un aspect purement négatif mais il semble que l’être humain si peu sage est encore peu préparé à ce qui le dépasse pour le moment.

L’outil que représente l’IA peut avoir cependant des aspects particulièrement bénéfiques : les applications liées au numérique (GPS, moteurs de recherches, applications bancaires…) et d’une IA plus forte comme le deep learning (analyse des capacités mentales à des fins d’adaptations à l’apprentissage), l’IA utilisée dans le cadre de dépistage de maladies ou encore dans le cadre d’enquêtes de police, pour orienter les enquêteurs vers l’arrestation d’un tueur en série, par exemple.

Dans le domaine artistique, il me semble intéressant qu’elle puisse être utilisée dans des espaces qui ne sont pas possibles avec les capacités du cerveau, par exemple pour travailler plutôt sur les aspects aléatoires et logarithmiques. Si elle peut être source de propositions lors des phases de la création et de la conception, il revient à l’humain, là encore de trouver l’équilibre juste qui est celui de la décision du processus à chaque étape, le moment véritablement conscient où l’artiste oriente ses choix sans se faire happer par une proposition qu’il ne maîtrise pas ; comme le disait Pierre Henry  : « composer c’est faire des choix » ; il ne s’agit donc pas de céder aux combinatoires mathématiques plutôt qu’à ce que les alchimistes appellent « spiritus » pour la réalisation du grand-œuvre : aspect supérieur à toute considération matérielle si complexe soit-elle dans ses calculs. Ainsi, une œuvre où l’humain a conservé la main et qui est imprégnée de ce « bout d’âme », échappe à tout travers et toute perversion créative.

Sur l’aspect plus concret, se pose aujourd’hui la question des différentes postures qu’il conviendrait d’avoir concernant les divers usages de l’IA dans la création ainsi que les divers degrés de son utilisation, car le curseur de l’implication de l’IA peut là aussi être différent d’une personne et d’une œuvre à l’autre.

Sans que les choses soient encore tout à fait arrêtées, on parle de l’usage d’une icône qui devrait être apposée sur les œuvres visuelles ou sonores ; encore faudrait-il utiliser celle-ci de façon nuancée selon les degrés d’utilisation. Elle induit aussi de ce fait la question et la rémunération des droits d’auteurs et plus largement de la légitimité du créateur.



L’espace institutionnel de l’art numérique, perspectives


Historiquement, si l’art numérique s’est beaucoup développé en marge du milieu traditionnel de l’art, l’aspect des premières œuvres plastiques issues du numérique n'a pas contribué à une bonne compréhension de la chose et des réels courants esthétiques qui tentaient de s’imposer. Les institutions, surtout en France ont pris du retard, (à peu près rattrapé aujourd’hui) sur la reconnaissance des arts utilisant le numérique. Je préfère utiliser cette terminologie plutôt que « art numérique » pour ne pas confondre l’outil (si novateur soit-il) avec les domaines créatifs (si transformés qu’ils soient par l’outil).

La création numérique est apparue comme une forme d’art moindre par rapport au corpus de l’histoire de l’art. Effectivement, si des œuvres d’un intérêt majeur ont pu naître, le numérique, comme tout domaine nouveau a pu devenir l’outil permettant de colmater des déficiences, céder à des facilités techniques et subir la pression d’un commerce qui voyait dans cette approche nouvelle une opportunité pour « faire encore plus d’argent ». À titre d’exemple et pour ce qui est du domaine sonore, on peut associer une forme de synthèse qui tente de recopier (sinon remplacer) les sons instrumentaux de l’orchestre sans y trouver une voie acoustique et esthétique différente et innovante. Cela, sans compter la sensation de « spoliation » que des musiciens ont ressenti tandis que le son de cet orchestre symphonique virtuel ne comptait par définition aucun musicien en ses rangs.

Fort heureusement, les travaux acharnés sur la synthèse sonore comme ceux de Jean-Claude Risset, Karl-Heinz Stockhausen ou encore Iannis Xenakis ont amené des directions spécifiques et nouvelles à l’art du son. Dans l’ensemble des arts utilisant le numérique, la qualité des propositions et de la recherche a permis avec le temps de légitimer ces formes nouvelles qui ont pour certaines abouti à ce que l’on pouvait traditionnellement qualifier de chef d’œuvres ; l’entrée de l’art video dans sa forme d'installation s’est imposée relativement bien par rapport à d’autres médias.

La spécificité du numérique consiste dans le fait que les œuvres peuvent se passer d'une instance de légitimité et prétendre une certaine autonomie par rapport à l’institution, notamment avec l’avénement d’internet. Mais on peut se demander si cette liberté est réellement une chance par rapport au fait que le Web, si immense soit-il donne la sensation d’un engloutissement et d’une dilution des entités et des singularités qu'il entendait promouvoir : ainsi les sites bénéficiant d'une certaine notoriété ont vu celle-ci augmenter encore comme dans les mass-médias classiques.


« L’art apparaît moins comme le lieu d'une résistance à la culture de masse qu’une tentative d'infiltration virale des domaines auxquels ils entendaient au contraire se soustraire et résister ».  Norbert Hilaire et Edmond Couchot, "l'art numérique".


Les vieux modèles de la modernité se trouvent parfois dans une ambiguïté qui les place dans le jeu des échanges entre les dits « arts mineurs et arts majeurs » et du rapport de l’art dans les loisirs de masse mais aussi réciproquement, des loisirs de masse dans l’art. La frontière (si frontière il doit y avoir) n’aide pas les politiques à y voir clair dans les voies de reconnaissance. Certaines postures artistiques contemporaines affirment l’idée de processus face à la tradition du « chef d’œuvre éternel » ce qui ne permet pas à l’œuvre d’accéder à une légitimité complète.

Aujourd’hui, la critique liée à l’art numérique reste assez pauvre car elle nécessite un minimum de connaissances dans les aspects techniques.

L’art numérique s’est d’abord développé de façon plus prégnante aux États-unis ; en France la reconnaissance par l’état a été laborieuse mais en revanche elle a bénéficié de fonds privés et d’intérêt de la part des universités. Ainsi, Tokyo a ouvert dans les années 90 les premiers cours en abordant les doubles aspects techniques et artistiques.

Une question de toute importance doit s’imposer lorsque tout bouleversement humain lié à ce qui est présenté comme une avancée radicale dans la modernité vient à nous : l’art numérique est-il un art en soi ou un outil nouveau se situant dans une continuité de l’histoire ? J’ai abordé plus avant une tentative de réponse en précisant que je préférais voir les domaines artistiques comme des entités qui utilisent l’outil numérique plutôt qu’un art en soi ; il est le prolongement des arts classiques utilisant des outils novateurs et des liens directs avec le domaine de la communication.

Dans un premier temps, le numérique est manifestement un outil qui transforme ceux que nous avions pu utiliser jusque là : si nous prenons l’exemple de la musique électroacoustique, il m’arrive régulièrement de rappeler à mes élèves que la qualité d’une attaque était faite par l’angle de coupe du ciseau sur la bande à la première époque de Pierre Schäeffer et que si celle-ci était ratée, il fallait recommencer en ayant prévu d’avoir un nombre de copies de la même bande relativement conséquent. Cependant si le principe physique et symbolique demeure aujourd’hui inchangé, le numérique en aura grandement facilité la pratique.





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