De la diffusion et de la conservation des supports
- Philippe Festou
- 18 juil.
- 8 min de lecture
L’édition papier
La conservation des supports, qui eux-mêmes ont évolué au fil de l’ère numérique me préoccupe depuis que j’écris de la musique électroacoustique ; il s’est ajouté aux œuvres musicales les trois films que j’ai réalisé (Places, Axis Mundi et Silenzio).
C’est avant tout une question de mémoire et donc de transmission ; si elle concerne en cela la question du bien commun on ne peut éviter l’interrogation individuelle : s’intérioriser sur ce que nous laisserons et pour qui ?
En ce qui concerne la musique purement instrumentale qui représente un peu plus de la moitié de mes compositions, l’autre partie étant des œuvres électroacoustiques et mixtes, je travaille avec plusieurs éditeurs avec lesquels j’ai des contrats « œuvre par œuvre » ; je suis membre sociétaire de la sacem et pour ces partitions les revenus lors des diffusions sont partagés à 50% entre le créateur et l’éditeur.
D’OZ (éditeur au Canada, filiale de Dauberman Music) : le mandoliniste Vincent Beer Demander avec qui je travaille régulièrement m’a proposé il y a plusieurs années d’intégrer la collection sous son nom ; j’ai écrit des œuvres pour orchestre de mandolines (mandolines, mandoles, mandoloncelle, contrebasse, guitares) notamment créée et enregistré par l’ensemble MG21 dirigé par Florentino Calvo dans les années 2010. J’ai écris aussi des œuvres pour mandoline seule ou mandoline et piano qui font partie aujourd’hui des œuvres potentiellement imposées pour le DEM de mandoline dans les conservatoires.
Par la suite, j’ai intégré D‘OZ de façon plus autonome avec des partitions pour guitare et duo de guitares.
D’OZ est donc mon éditeur canadien concernant les cordes pincées plus spécifiquement.
Les éditions Tempéraments à Bordeaux quant à elles éditent les œuvres à caractère très contemporain et expérimental ; il s’agit plutôt d’un collectif de compositeurs avec lesquels nous entretenons des rapports esthétiques et amicaux et de collaboration depuis des années : François Rossé, Etienne Rollin, Lionel Ginoux…
Hody Musique, éditeur en Bretagne édite mes partitions parfois pédagogiques et celles qui ont souvent une nature conceptuelle.
L’édition papier dont les formes s’apparentent à ce que j’appelle dans le « Jeu sunétique le « plan initial », c’est à dire que l’usage de la partition est soit une proposition à suivre, soit une notation qui sert davantage à la conservation d’une trace du processus créatif lorsque la proposition musicale est plus « ouverte » ; c’est le cas pour les éditions Ona (entre Paris et Marseille) qui proposent des processus de création qui sont notés de façon plus ou moins précises selon les compositeurs. C’est ainsi un plan initial conceptuel qui est proposé et non une notation dont on voudrait la restitution fidèle le plus possible d’une fois sur l’autre comme les cartes des orgues de barbarie pour prendre l’application extrême d’une écriture mathématique ; aujourd’hui la norme midi aura finalement pris le relai de ces principes.
Spéculation sur l’objet
Les œuvres de Luc Ferrari, pourtant souvent électroacoustiques sont présentées de cette façon parfois chez Ona et la partition devient presqu’un objet unique (le tirage des éditions étant limité), l’éditeur glisse la feuille de salle du jour de la création dans la partition lorsqu’elle a pu être récupérée.
Cependant si la conservation des supports de type partition existe bien depuis longtemps, l’objet gravé, étant l’objet final faisant œuvre montrable (ou écoutable) dans sa finalisation devient un objet reproductible et tendrait, dans le monde numérique à perdre une valeur initiale.
Ainsi plus l’objet est rare, c’était le cas de la peinture, plus elle est susceptible de prendre de la valeur, sinon de devenir un objet de spéculation.
La duplication posait déjà question dans le cinéma, tandis que Walter Benjamin parlait de la disparition de l’Aura dans le phénomène de reproduction, faisant perdre à l’œuvre son essence initiale ; cela, de mon point de vue est plutôt une peur qu’une réalité à partir du moment où l’objet reproduit tire son essence d’un « code » qui porte en lui le principe de « spiritus ».
Mais il est vrai que le monde numérique dont la matérialité est modulable a dû chercher des voies différentes pour retrouver une valeur à l’œuvre de qualité par le principe de rareté, chose qui devenait caduque dans le principe de la reproduction induite par le numérique :
Fred Forest a vendu aux enchères pour la première fois en 1997 une œuvre virtuelle intitulée « Parcelle réseau ». C'était une image numérique évoquant l'imaginaire des réseaux et la dynamique des flux. Les acheteurs ne sont pas repartis avec une œuvre matérielle mais se sont vus délivrer un code. Les acquéreurs pouvaient cependant la revendre comme une toile, en revendant le code d’activation.
Ainsi le numérique devient multiforme et peut fonder ses principes d’adaptation au monde de l’art à la fois sur la multiplication, la profusion et d'un autre côté le marché basé sur la rareté.
Dans ce monde qui a « une culture du matériel », il aura cependant fallu communiquer dans le numérique sur le numérique pour proposer puis établir des pratiques différentes avec l’expérimentation des concepts afin qu’ils apportent une certaine confiance aux utilisateurs.
Cette approche se développe sur le Web avec les NFT (non fongible token) ; elle concerne tous les domaines approchés par le numérique : images 2D et 3D, vidéos, musiques (autant les musiques POP pour un disque ou single de création que pour un enregistrement d’œuvre classique dont la multiplication s’apparentera à une sorte de « tirage limité » et donc pourra devenir un objet rare. Le peu de quantité devient qualitatif (ou jugé comme tel) et donc de plus en plus cher en valeur pécuniaire, le prix pouvant grimper ou descendre au fil des tendances et des spéculations.
Ainsi c’est du point de vue de l’artiste, au départ par la nécessité de vivre de son art que le principe naît ; le numérique permet de gérer la rareté de son œuvre en jouant des copies disponibles, mais le barème de prix se module aussi selon la notoriété de l’artiste, il y a donc plusieurs paramètres en jeu.
Le marché de l’art numérique devient une réalité entre matérialité et virtualité, ceci comble l’espace qui permet une forme de spéculation retrouvée, comme dans l’art « contemporain traditionnel » puisque les NFT peuvent décliner le même principe jusqu’à l’impression 3D, pour cheminer ainsi du numérique vers la matérialisation.
De cette façon le code initial donne une traçabilité sur la question des droits d’auteurs (le nom de l’artiste qui devient propriétaire libre de sa création apparaît dans les métadonnées des NFT).
Cela est donc une alternative à la distribution digitale et certaines plateformes en ligne offrent des espaces dédiés à des œuvres numériques très variées et variables.
Avec cette forme de certificat d’authenticité les acquéreurs peuvent alors devenir des collectionneurs.
De son côté l’artiste garde le principe de communication autour de son œuvre relativement identique et il paraît inconcevable aujourd'hui que celui-ci s’affranchisse du poids de la communication.
Dans l’ensemble Yin, nous avons un contrat avec Believe digital pour une distribution « conventionnelle » sur l’ensemble des plateformes mais je me suis posé la question pour une œuvre spécifique et à titre d’expérience, de tenter ou non l’aventure NFT. Ceci en partie à cause du reversement très bas des distributeurs digitaux, même si ceux-ci sont régulièrement renégociés, notamment par les sociétés de droits d’auteurs (Sacem et Spedidam en France).
De la conservation
La question qui se pose avec le numérique et l'accession à l'art nous demande si c'est l’art qui vient vers nous ou si c’est nous qui devons venir à l’art, dans un principe « muséal ».
Ainsi, le happening, mot que je préfère à « performance » finalement à cause de son caractère de présent, sans aspect compétitif et son idée revendiquée d’éphémère a posé la question de la conservation à titre de mémoire (transmission) et de reproductibilité de l’acte artistique : est-ce que certaines œuvres s’émancipent du principe de conservation et n’existent que par leur caractère unique et non transposable dans le temps ; le principe inhérent au happening en tant qu’œuvre serait aussi (et avant tout) celui-ci jusqu’au point où la notation du processus pourrait aussi ne pas être conservée.
Comme dans le concept de la pièce que j'ai écrite « Streams breaking silence », la conservation de l’œuvre passe à la fois par la notion instrumentale précise ainsi que le processus du concept (prises de sons préalables à la performance et utilisation des micros sur la planète), le tout noté avec ses principes propres sur la même partition. Ainsi des temporalités, des process, qui intègrent parfois le « data base art » cohabitent dans les notations.
Si un plan initial variable permet à des interprètes futurs de pouvoir se réapproprier l’œuvre pour la redonner à un public, l’archivage des œuvres dans les bibliothèques, les médiathèques, les cinémathèques etc. est une question qui a son importance depuis longtemps.
Si les températures et l’hygrométrie des salles pour les documents papiers est précise, la durée de conservation des œuvres numériques pose encore des interrogations : il y a deux paramètres importants dans la conservation du numérique ; le premier étant lié à l’incertitude que nous avons sur la conservation matérielle, c’est à dire que nous savons que les supports perdent en qualité avec les années et donc certaines données peuvent s’altérer. L’autre vecteur étant la disponibilité et la mise à jour des matériels dans le temps permettant de lire à nouveau les supports ; c’est ainsi la question d’une obsolescence qui avance à grands pas.
Depuis les années 90, cette préoccupation est celle de Rhizome qui s’est donné pour mission les formes variées de conservations des œuvres, toujours pour les deux raisons principales que sont la question du patrimoine et la question de la reproductibilité (mécanique ou numérique).
Lorsque j’ai fait la direction artistique du disque Axis Mundi, co-produit par le GMEM, ce qui intéressait grandement le centre national par rapport à cet enregistrement était de graver l’œuvre « Duet for one pianist » de Jean-Claude Risset. Cette œuvre utilise le Disklavier, un piano mécanique combiné au numérique (utilisation en midi) qui répond par des multitudes de programmes au/à la pianiste qui joue en direct (réponses qui peuvent concerner l’ensemble des paramètres musicaux : rythmiques, dynamiques, mélodiques, algorithmiques etc)
Nous avons été confrontés à un souci assez stressant puisque le RIM (réalisateur en informatique musicale) était dans l’incapacité de retrouver le programme d’un des huit mouvements de l’œuvre.
C’est parce que Jean-Claude Risset avait laissé des indications précises autour de la partition classique du piano que le RIM a pu reconstituer un programme ; nous avons pu ainsi graver la pièce complète.
Mais nous voyons bien ici que la conjonction des écritures (solfégiques, informatiques, notes) permet de reconstituer l’œuvre dans une approche la plus réaliste possible.
Il y a cependant plusieurs tendances sur la question de la conservation des œuvres numériques : ceux qui préfèrent les réduire sur des supports (CD-Rom, disques durs, clouds…) et ce qui est en faveur d'une mémoire prenant en compte l'environnement numérique dans lequel ces œuvres ont été produites.
Pour Rhizome, son fondateur Mark Tribe a recensé quatre méthodes de préservation de l'art numérique : la documentation (capture d’écran, diagramme d’artistes, instructions d’installations et notes d’intentions), la migration (mise à jour une oeuvre pour l’adapter aux technologies changeantes), l’émulation (rendre une œuvre compatible avec le développement d’un nouveau logiciel) et la recréation (recréer purement et simplement l’œuvre pour un nouvel environnement technique). J’utilise certains de ces principes combinés : partitions papiers et sous formats pdf, fichiers audios en format Wave, notes sur de nombreux carnets papiers, vidéos en ligne dont certaines donnent des indications sur le processus).
Le cinéma a montré une transformation des supports assez conséquente depuis son avénement et c’est en permanence que les principes de conservations ont dû s’ajuster.
Je suis rentré à la cinémathèque de Martigues, à l’endroit de l’archivage des innombrables bobines qui ont traversé l’histoire du cinéma.
Si pour ma part il s’agissait de déposer mes films sous formats numériques. Une odeur de vinaigre avait cependant un certain charme, comme s’il agissait au delà du film ; c’était un peu l’odeur du cinéma qu’on sentait là ; mais en même temps il s’agissait d’être témoin à mon insu de la dégradation des bobines qui avec le temps finissent par émettre cette odeur.
La cinémathèque est équipée d’un ensemble de lecteurs parfois très anciens (comme les magnétoscopes VHS ou les projecteurs super 8) qui permettent la numérisation des films pour une prolongation de vie, mais jusqu’à quand ?
S’offre à nos yeux la problématique du passage du temps mais aussi d’un espace visible et matériel vers un cyber espace ; à l’image de ce qui fait œuvre entre le tangible et l’intangible où l’art échappe à une emprise ubiquitaire et intemporelle elle est potentiellement partout à la fois, à des états préhensibles comme fuyants tel le chat de Schrödinger.
Si mes films sont déposés à la cinémathèque de Martigues Après avoir fait quelques diffusions en salles, ce qui permet par ailleurs un échange direct avec le public à l’issue de la projection, ils se trouveront bientôt sur la plate-forme Amorce du collectif des cinémathèques mais également sur Youtube, toujours dans ce souci de proposer une diffusion qui a essentiellement une valeur de mémoire ; les films ont également leur fiche sur le site Film-documentaire.fr
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