Il est de moins en moins de personnes à émettre un doute sur le monde en transformation dans lequel nous vivons, il s’agit de prises de consciences individuelles et collectives, notamment sur les nécessités impératives de préserver la planète ou de répartir les richesses de façon plus équitable ; l’idée d’adopter un fonctionnement qui va dans le sens du bien commun s’oppose aux vieux schémas de pensées dont les conséquences sur l’environnement, l’équité sociale ne sont pas dénuées de violence ; et cette brutalité politique trouve sa justification paradoxale en mettant en action, de plus en plus souvent sans consultation du peuple, contre les principes mêmes d’une démocratie dont le concept n’est plus qu’un faire-valoir, un prétexte justifiant l’action.
Ce vieux monde freine des deux pieds la conscience nouvelle et inévitable, le vieux monde auto-proclamé « réformateur » renverse de cette façon le miroir, présentant ses opposants comme des ringards et des attardés du progrès économique dont lui seul – le vieux monde - détient les clefs.
La croissance, la croissance, la croissance… concept martelé du libéralisme qui consiste à consommer sans fin pour engraisser sans fin le veau d’or ; et puis après ?
Ce qu’il y a de vraiment nouveau, ce ne sont pas les réformes puisqu’elles sont l’action directe d’un mode de pensée qui ne veut rien lâcher des méthodes qui permettent d’amasser, mais c’est la forme avec laquelle ce « blitzkrieg » est lancé ; essayer d’en découdre avec l’intelligence humaine et l’humanisme même - car elle semble être un empêchement au « toujours plus » pour la finance – le réformateur du vieux monde paraît procéder méthodiquement dans une vertigineuse accélération : il décompose la planète à partir du moment où cela nourrit des valeurs égotiques et prédatrices qui n’osent s’affirmer autrement que sous le couvert du « gagner toujours plus pour gagner plus » quelles qu’en soient les conséquences humaines et écologiques.
Dans ce royaume les médiocres et les imposteurs (ce sont parfois les mêmes) ont toute leur place puisque ce monde ne fonde pas ses valeurs intrinsèques sur l’humanité, sur la qualité mais sur la quantité, la capacité à faire du chiffre rapidement, la propension à élaborer des plans pour créer des courbes qui ascensionnent vers un infini illusoire du gain. On a remplacé parfois les méthodes de recrutement des « élites » ; mieux que le QI (dont les principes sont souvent discutables) mais le QE (quotient émotionnel) ; on aurait pu penser ainsi que cela permettait d’évaluer une personne plutôt sur ses capacités humaines (ce qui était l’idée d’origine), empathie, écoute, non, les tests qui s’apparentent à l’analyse du QE évaluent la capacité à gérer le stress pour mener un groupe, quitte à user de manipulation, de mensonge, de stratégies variées et peu fondées sur l’intelligence du coeur.
Notre monde nous a imposé comme une évidence, dès l’école, la notion de rentabilité : une personne qui réussit est une personne qui rentre dans ce processus, d’une façon ou d’une autre, du principe de rentabilité et de compétition.
Dans ce contexte éducatif et malheureusement intégré en nous depuis la plus tendre enfance, la culture est une arme. Elle est ce qui permet l’élévation des consciences mais, et c’est là tout le paradoxe, elle peut devenir aussi une arme de nivellement des consciences.
Certains « humains rentables » ont compris cela et sans tomber dans la théorie du complot (dès qu’on émet un doute aujourd’hui sur une action politique on est vite accusé de céder à ces pensées), tout ce qui freine l’avancée libérale doit être contrée par des actions ciblées ; on sait que le vocabulaire peut entretenir un doute dans les pensées en associant par exemple le mot « libéralisme » à celui de « liberté ».
L’oligarchie en place l’a compris plus ou moins consciemment puisque la chose finit par être une pratique organisée méthodiquement, on comprend qu’il faut donner aux gens ce qui allait contribuer à abaisser leur savoir, leurs capacités de raisonnement, en ne présentant petit à petit qu’une pensée normée et orientée.
Pour reprendre les mots de Gunther Anders dans "L’Obsolescence de l’homme »
: « (Afin d’empêcher toute révolte), Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif ».
La notion d’« élitisme » paraît dans la plupart des cas un mot perverti de son sens, utilisé de la même façon évoquée plus haut dans l’amalgame des mots « libéral/liberté » il est utilisé par ceux-là mêmes qui se défendent d’appartenir à cette « caste ». Cela permet d’opposer peuple et oligarchie et dans le but bien sûr non affiché d’obtenir une accréditation populaire et à des fins électoralistes.
Mais ne devrions nous pas exiger un élitisme universel permettant à chacun d’accéder à l’élite, c’est à dire de posséder les moyens de connaissances maximales ? Un élitisme du savoir.
L’ironie une fois de plus, jouant de ce vocabulaire perverti – cette ironie vient de l’élite médiocratique (ne se présentant pas comme telle) en montrant du doigt une autre élite (toujours médiocratique) : « c’est pas moi c’est eux »... et cela fonctionne !
Il y a donc, une forme plus ou moins consciente de nivellement de la connaissance, une façon de normer pour ne pas permettre l’élaboration de pensées (puisque la pensée est force de subversion, de conscience et potentiellement de révolte), sinon de tirer vers le bas en présentant dans les médias de masse des sujets (c’est là parfois un bien grand mot), des émissions qui abrutiront l’observateur ; celui-ci ne sera d’ailleurs progressivement plus un observateur mais sera réduit à un chiffre, une part de marché de l’audimat télévisuel dont l’élite et ses amis possèdent les dividendes ; l’observateur devient un regardeur (sinon un voyeur), qui alimente la machine : la boucle est bouclée.
Le fameux ruissellement dont on nous parle n’est pas celui de l’argent qui tomberait du ciel mais le seul ruissellement de l’ignorance :
Emissions de téléréalités déclinées sous des tas de formes, show télévisé de l’information spectacle.
Citons le sociologue et philosophe Pierre Bourdieu : « Si l’on emploie des minutes si précieuses pour dire des choses si futiles, c’est que ces choses si futiles sont en fait très importantes dans la mesures où elles cachent des choses précieuses. » (Pierre Bourdieu, « Sur la télévision »).
Bourdieu parle à juste titre de « fast-food culturel » ; la culture d’avant garde, celle de notre temps, qui se donne pour mission par la création d’ouvrir des consciences n’y a plus sa place, et dans une façon de montrer du doigt, en décriant, on brandit encore le leitmotiv du « trop élitiste » ; en effet, l’élitisme du savoir n’est-il pas subversif ? Alors l’élitisme médiocratique souhaite quant à lui, que l’accès même à l’élite qu’il dénonce soit opposable à une condition sociale mais se garde bien d’œuvrer pour l’élitisme de la connaissance. L’art d’opposer pour mieux régner.
Les sujets, les propositions ne fonctionnent plus alors sur le fond mais sur la forme et l’illusion.
Cette médiocratie ambiante utilise cependant les rouages de la culture pour s’établir. Tels les instituts français : ne sont-ils pas un ersatz d’une France postcoloniale ? On a bien compris dans ce cas, contrairement à l’inculture de masse médiatique qui est imposée à grande échelle, que la qualité de la proposition artistique et le poids de la création sont une valeur sûre aussi forte qu’une arme lorsqu’on veut ensuite établir des plans commerciaux, vendre des avions militaires et des missiles ; ce qui montre le poids de la culture d’un pays, qui ne devrait être qu’« arme d’instruction massive ».
Citons de nouveau Pierre Bourdieu :
« [Les] révolutions symboliques, celles qu’opèrent les artistes, les savants, ou les grands prophètes religieux ou parfois, plus rarement, les grands prophètes politiques, qui touchent aux structures mentales […] changent nos manières de voir et de penser. »
C’est parce que toutes les formes d’arts qui sont innovantes et en recherches (chacune contemporaine de leur époque respective – pléonasme qu’il faut sans cesse rappeler) engagent le déboulonnement des vieux schémas et des vieilles croyances établies, qu’elles « dénormalisent » le carcan de la norme, c’est pour cette raison qu’elles sont pointées du doigt (ou purement ignorées, ce qui est une autre façon de ne pas leur donner de légitimité) ; elles sont reléguées avec dédain au rang « d’art élitiste ».
Dans ce principe, il faut aussi constater que le positionnement a évolué durant l’histoire humaine ; il nous apparaît cependant clair qu’un vieux monde (le même qui se dit paradoxalement moderniste et réformateur) s’oppose de façon violente à des consciences humanistes et progressistes qui prennent entre autres choses les contours de la création artistique parce qu’elle ne produisent pas de dividendes commerciaux, ce vieux monde est terrorisé à l’idée de perdre gros et terrorise à son tour par les armes (à feu cette fois) et/ou le dogme économique et politique, l’émergence de consciences profondes sur la destinée de l’humanité ; la spiritualité s’oppose de fait à la religion.
La forme, dans un sens phénoménologique s’oppose au fond et c’est là toute la subtilité de la chose car il n’est aisé pour personne d’avoir du discernement dans cette affaire.
Dans ce contexte d’affrontement des mondes il s’agit cependant de ne pas céder au manichéisme, de ne pas positionner systématiquement les uns contre les autres.
Il est important de se poser la question de savoir où nous nous situons chacun dans ce monde.
Puisque nous parlons de culture et d’élitisme du savoir, il apparaît crucial de revenir sur la notion de la transmission des savoirs. Enseignement scolaire, enseignement artistique ou sportif.
Pouvons-nous observer le fait que chacun de nous à titre individuel ou en tant que structure éducative est peut-être une victime du ruissellement de l’ignorance, guidé par le marché : nous serions des victimes collatérales de la culture qui nivelle vers le bas dans un ultime sabordage.
Les structures d’éducation populaire qui sont dans l’urgence de colmater la désintégration des tissus sociaux que l’état abandonne ne cèdent-elles pas à la forme plutôt qu’au fond ? Sont-elles encore capables de défendre avec des convictions profondes les principes singuliers de créations, le cheminement et la réflexion des artistes avec qui elles travaillent ?
Sont-elles capables de mettre en valeur la création, moteur et raison d’être de toute société depuis l’histoire de l’humanité ou cèdent-elles à leur tour à la forme : faire du lien social quel qu’en soit le moyen, dans l’empressement, en ignorant ou méconnaissant le fond ne serait-il pas une autre manière de sombrer dans le populisme (en abandonnant le populaire).
C’est pourtant le fond d’un discours, d’une pratique, d’un art qui est porteur de sens et il paraît dangereux d’utiliser l’enseignement de certains arts uniquement comme des prétextes, nous perdrions certainement l’essence de ces mêmes arts, qui marient habilement tradition et création.
Si nous « utilisons » l’art et la culture comme un prétexte, pour sa forme au lieu d’en offrir le fond sans souhaiter autre contrepartie que l’élévation des consciences, nous aurons tôt fait de sombrer, à l’instar des médias abrutissants, dans ce « fast-food culturel ».
La première raison d’être d’un art est justement d’être un art ; c’est à dire qu’il porte en lui-même les valeurs qui donnent sens au monde mais il n’est pas prétexte à communiquer ou faire du lien social, il porte dans son propre langage tous les éléments de ses multiples et innombrables discours ; en prenant la chose dans sa forme seulement, on dénature l’œuvre et on ôte son impact sur l’être.
La complexité des choses veut que c’est en son cœur même que ce monde de la consommation doit se transformer ; on peut s’opposer à un système, à un dogme, mais on peut constater aussi que la transformation de l’intérieur de l’être et de la structure est la seule chose qui puissent donner du sens ; il suffit de regarder couler de l’eau sur de la terre, si on lui oppose un barrage, elle contournera et continuera sa route différemment mais ne stagnera pas. L’opposition à un système de pensée a une limite, la transformation dans l’action depuis l’intérieur a bien plus de chance d’aboutir. Alors pour transformer les consciences il faut aussi de la conscience, alpha et oméga d’un monde à réinventer en permanence depuis la nuit des temps, celui qui nous permettra de sortir d’une pensée unique et mercantile.
Citons encore pour finir Pierre Bourdieu : « Il faut défendre les conditions de production nécessaires pour faire progresser l’universel et en même temps, il faut travailler à généraliser les conditions d’accès à l’universel pour faire en sorte que de plus en plus de gens remplissent les conditions nécessaires pour s’approprier l’universel ».
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