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La musique n'est pas un art de divertissement

Depuis peu ou plutôt certainement depuis l’existence du disque vinyle comme moyen de transmission autre que le concert, l’humain a semble t-il compris le pouvoir commercial qu’il pouvait tirer de l’art musical.

Si le disque permet de poser des mémoires, il en reste un objet d’échange et une marchandise, d’abord physique puis aujourd’hui, de plus en plus dématérialisé avec l’avènement du numérique.


Pourtant, la musique n’est pas un art de divertissement.


Ses fonctions primitives qui représentent la quasi totalité de notre existence humaine sont naturellement intégrées en nous ; sur l’ensemble de la planète, la musique a toujours été un outil chamanique qui a traversé notre humanité, permettant la communication avec le monde de l’invisible, et dans ce sens, il faut intégrer les musiques religieuses occidentales liées à des événements ou des actions précises du quotidien : mariages, morts, oraisons, chasse, rituel du coucher, ou encore soutien et accompagnement physique du travail dans les champs, ce qui par ailleurs nous éclaire sur le rapport de la musique au mouvement et au delà, sur le rapport étroit de la musique à la danse.

Tous ces actes sont, quoi qu’il en soit, des endroits reliant l’invisible et l’incarnation, autant dire que la musique, art invisible lui-même par nature fait plus qu’ébaucher la communion au monde spirituel.


Non, la musique n’a pas été un art de divertissement.


« La musique pour la musique » qui n’a d’autre but qu’elle seule pour elle seule est d’abord une notion plutôt occidentale, elle a amené la frontalité dans le spectacle et nous pouvons nous demander si la notion de spectacle musical pur lui enlève pour cela du sens.

« Toute une partie de l’art contemporain n’a pas d’autre objet que l’art lui-même ». Pierre Bourdieu.


Dans cette nécessité humaine de l’art, nous pouvons nous poser des questions de cette façon : comment se fait-il qu’un facteur purement commercial ait pu pervertir, dans son sens premier, c’est à dire dévier de sa nature, un art primitif au point d’en arriver à n’utiliser des principes musicaux dont les ficelles sont également utilisées avec l’invention de la publicité, à des fins mercantiles, comment se fait-il qu’on puisse en arriver sciemment à jouer de recettes dont notre cerveau est si friand, pour faire de nous des consommateurs de musique ?

Dans ce que nous entendons lors d’une journée, qu’avons nous choisi réellement d’écouter ? Prenons le verbe « écouter » dans le sens Schäefferien, qui renvoie à l’action de diriger consciemment l’audition vers la source.

À quels endroits se situent nos choix d’écoutes ? À quel endroit précis de nous-même se trouve cette conscience de l’écoute ?


Le détournement de la musique sert la publicité, et par là devient un moyen de manipulation sciemment organisé de nos perceptions ; cela n’est plus un secret.

L’utilisation de recettes sonores s’apprend dans des écoles où on enseigne la façon de créer une tension, un stress, une accélération cardiaque, un état d’attente etc.

Si toutes ces choses sont intuitivement appréhendées avec brio par les meilleurs compositeurs, ce qui fait perversion arrive au moment où le but musical n’est plus de l’ordre de la reliance mais celui de la dépendance (subconsciente, comme le sont toutes les dépendances) ; c’est ce que cherchent à créer ces musiques : pour la publicité, pour une certaine sorte de musique de film usant de « savoir-faire », pour une musique en elle même (dont le but est uniquement la consommation de ce qu’elle induit) ; c’est donc là une culture du cliché qui permet d’aller du conformisme vers la consommation ; cela conduit vers une absence de fond et de sens véritablement humaniste de l’art musical.


Mais non, la musique ne devrait pas être un art de divertissement.


Concevons-nous, acceptons-nous ce monde de la « Muzak* » cette invention commerciale de musique diffusée souvent « malgré nous », c’est à dire sans choix de notre part ? Cette musique qui influe sur notre notre cerveau à des fins stratégiques que le musicologue Pierre Albert Castanet associe aisément à la notion de bruit.

Que dire alors de la musique d’ameublement d’Erik Satie ?

Il me semble que ce sont les finalités, l’action de la proposition musicale qui doivent être appréciées à leur juste mesure et que ce critère ne supporte justement pas la demi mesure.


Alors, tout cela nous incite à nous pencher sur l’acte même de faire de la musique.

Alain Daniélou met en avant le fait que de nombreux systèmes musicaux de populations de la planète ont été pervertis par l’industrie musicale occidentale (« industrie musicale », mots dont le sens s’assume pleinement aujourd’hui sans honte) à des fins purement commerciales donc.

Les systèmes musicaux indiens ou de l’Asie de l’est par exemple ont été pénétrés du système harmonique (qui n’existe qu’en occident et seulement depuis 500 ans) afin de permettre une facilité d’écoute non seulement aux occidentaux, qui se feront un plaisir d’en commercialiser la musique édulcorée, mais aussi aux peuples autochtones eux-mêmes, à l’origine de ces musiques.

Cela ne peut résonner aujourd’hui qu’avec l’extinction progressive de nombreuses espèces animales ou végétales, constituants ancestraux de notre nature.

Si nous n’y prenons garde, en pensant écouter une musique traditionnelle, nous ne pourrions écouter qu’un ersatz de raga indien par exemple, dont le sens mystique (utilisations de modes précis selon l’heure où l’état de veille, ce que nous trouvons aussi en occident dans le Grégorien) est vidé de ce que Walter Benjamin appelle « l’Aura » de l’œuvre et de la conséquence de l’effet réel et bénéfique qu’elle peut produire sur la psyché humaine.

Alors comment considérer, en poussant un peu plus notre pensée, notre propre action de musicien occidental jouant un rythme ancestral de l’Afrique de l’ouest, jouant un candomblé Brésilien si nous n’en avons pas encore pénétré la matière, si nous nous ne nous sommes pas engagé avec conscience ne serait-ce qu’un petit peu sur le chemin du sens des choses, comment considérer ce que cette tradition raconte ? Est-ce là le début d’une imposture, d’un mensonge envers nous même ? En quelle mesure avons nous conscience de l’illusion qui par ce biais et cette superficialité ne ferait de nous qu’un être social, ayant besoin de se sentir exister d’abord au sein d’un groupe (musical ou pas) avant de s’être trouvé lui-même, quel que soi la conscience de la profondeur des choses ?

La musique devrait-elle nous laisser dans notre zone de confort ? Ou bien devrait-elle être comme tout art, voie d’éveil, reliance vers l’invisible au delà de soi et à l’intérieur de soi ?


Jacques Brel a souvent dit que ce qu’il trouvait terrorisant et conformiste était que l’on puisse dire de son quotidien « ça me suffit » ; se contenter des choses et ne pas tenter de s’approcher d’une essence dont la sensation de la vision provoquerait de la peur.

Il ne s’agit pas dans cette pensée d’un renoncement du superflu pour aller vers une paix intérieure mais plutôt du refus de l’expérience causé par nos peurs.

De ce fait, à quel endroit notre pratique de la musique nous donne-t-elle l’illusion d’échapper à la connaissance intime de nous même ?

Pouvons nous pousser cette réflexion sur notre façon de jouer des musiques « mixées » : Comment jouons-nous Duke Ellington ou Astor Piazzolla ? Que racontent ces musiques par leurs sons, leurs dynamiques, leurs couleurs et comment entreprendre un chemin respectueux et sincère pour aller dans cette démarche ?


Oui, la musique est alors un jeu mais jamais un divertissement.


Et puis voilà la musicothérapie ! L’occident qui, ayant analysé et étudié les effets sensibles de la musique sur l’être, s’est penché sur le côté thérapeutique de cet art comme s’il fallait retrouver la fonction peut-être perdue ou devenue floue de la chose.

Est-ce peut-être parce que la conscience de cette consommation sonore nous a gagné et a fini par enlevé toute notion d’art (et donc de nécessité et de sens) de la musique ?

Le fait d’inventer la notion de musicothérapie ne divise-t-elle pas ce qui serait de l’ordre de l’essentiel de ce qui ne le serait pas en terme d’impact sur l’être sensible ? N’implique t-elle pas déjà son propre schisme alors que tout art a pourtant pour vocation de nous relier à cet invisible ?


Car la musique n’est pas un art de divertissement.


Alors comment approcher un art dans un respect et une conscience accrue si l'importance est de taille ; comme nous le dit Karlheinz Stockhausen, l’art nous révèlerait notre propre existence en nous transformant.

Parce que la musique n’est pas un divertissement, il y aurait certainement un intérêt à travailler sur la perception plus que sur l’esthétique et l’émotion.

Telle la peinture de Kasimir Malévitch qui « par des formes très simples, s’adresse d’abord aux capacités de compréhensions du spectateur plus qu’à son goût pour un style ou un motif particulier » (selon Mies Van der Rohe).

Chez Duchamp ou Cage, par exemple, nous retrouvons la même idée conceptuelle de l’œuvre qui tend à faire de l’observateur un être conscient, un être qui choisit ses formes ou ses sons en habitant pleinement ses propres perceptions.

Il faudrait certainement moins s’attacher aux mémoires suscités par l’œuvre que ce que celle-ci ouvre en nous de neuf ; car c’est seulement par la nouveauté qui est parfois anxiogène que nous pouvons accéder à la transformation et nous mettre en réel mouvement.


Parce que l’art musical n’est pas un divertissement, il faut (ré)-apprendre à se défaire de sa zone de confort et oser s’expérimenter soi-même au travers de cela :

« Dans une évolution vraiment créatrice, il n’y a qu’une loi générale, c’est qu’un accident est à la racine de toute tentative d’évolution ». (Gaston Bachelard).

Réapprendre à libérer le présent grâce à une écoute profonde et non superficielle qui dégage progressivement nos facultés perceptives et intuitives et qui trop souvent par une addiction auditive, comble un vide de plus en plus grand dans nos vies, un vide qui est tout le contraire du silence, un vide de soi, que nous remplissons de bruits pour combler nos propres peurs ; écouter la radio (non dans l’idée de flânerie telle que le décrit Gaston Bachelard), mettre la télévision dans sa maison sans la regarder (principe que l’on retrouve d’ailleurs dans de nombreux bars) est certainement un masquage en partie de sa propre peur, de ses propres angoisses.

Saturer son espace sonore quitte à ce que ce soit du bruit (un son non désiré en conscience) plutôt qu’accéder vers son propre silence, nous allègerait la brutalité de notre monde ?

Citons encore Pierre Bourdieu qui évoque l’aliénation des médias et son impact inconscient sur les cerveaux :

« La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d’une partie très importante de la population ».

C’est à dire que ce qui pénètre en nous à notre insu, forme ou plutôt déforme l’être que nous sommes.

La peur d’un vide illusoire comme l’écrit Murakami :

« La pièce était plongée dans un tel silence qu’en restant ainsi immobile, la respiration tendue, j’avais l’impression que le monde avait arrêté sa marche et que l’éternité allait tout entrainer dans ses abysses insondables ».


Enfin, pouvons-nous prendre un temps nécessaire dans une introspection délicate qui porterait sur notre propre rapport à la musique ; en mettant pour l’instant de côté la recherche des notions même de musique mais en nous concentrant de façon honnête sur ce qui fait réellement musique en nous ?


Tandis que la musique n’est pas un art de divertissement.





*Muzak : "en Amérique du nord, la muzak est une forme de musique aseptisée, mise aux normes... parfois diffusée dans les galeries commerciales, les supermarchés, les stations de métro, les ascenseurs ou encore sur les lignes des standards téléphoniques. (Wikipedia).


Peinture : Kasimir Malévitch, "Carré blanc sur fond blanc".

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