Enseigner la composition n’est pas un lieu commun, car nous touchons ici tout particulièrement l’enseignement qui n’est pas celui d’une pratique aux contours définis et normés par des schémas techniques sur lesquels il faut s’appuyer pour franchir des paliers progressifs – je pense notamment à l’enseignement d’un instrument de musique – mais il s’agit de prime abord dans cet axe d’enseignement d’apprendre à une personne (« per-sonare », « par qui le son passe ») à être créatif.
Il faut bien s’entendre sur les choses, il ne s’agit pas de dire que l’apprentissage d’un instrument se résume à l’engrangement de technicité et que l’apprentissage de la composition se résume, elle, à permettre un unique déploiement créatif mais de comprendre la nuance, l’équilibre qui existe dans les paramètres de l ‘enseignement de la composition.
D’ailleurs, la question qui se pose spontanément est celle de l’apprentissage lui-même de la créativité, si nous supposons que cela est possible, car dans l’enseignement de la composition, plus que dans celui d’un instrument se pose cette question ; elle se situe dans la notion de création et de son corolaire, l’interprétation.
Par essence, si composer c’est inventer, l’enseignant de composition doit-il proposer une technique précise ou une méthode empirique ?
En d’autres termes, la créativité s’apprend-elle ? Est-ce que la composition est l’apprentissage de la créativité ? Et donc, qu’est-ce qu’enseigner la composition ?
Peut-être faut-il redéfinir avant tout ce qu’est l’acte de composer ; il s’agit de « poser ensemble » des éléments sonores choisis afin d’en proposer un plan à un interprète et à un auditeur ; c’est que j’appelle dans le jeu sunétique, le « plan initial ».
La question de l’esthétique et de la tradition ne peut intervenir dans cette première approche de l’acte de composer ; c’est avant tout un acte d’invention spontané, une démarche expressive qui va vers l’autre après avoir certainement permis une partie introspective.
Celle-ci s’inscrit à priori dans la notion de mémoire et de technicité mais ce paramètre ne peut intervenir qu’en second lieu, il en est à la fois le moyen de réalisation et l’appui sur lequel on battit l’écriture, le schéma qui permet la notion de repère, vers lequel il faut tendre ou au contraire duquel le compositeur doit se démarquer.
En voulant se désolidariser d’un socle de savoir traditionnel, se pose la question de l’existence de la nouveauté et de l’invention pure.
Le compositeur va donc alterner entre le fondement de l’écriture, son historicité, son esthétique, sa technique et une proposition insolite personnelle et inouïe.
Sans entrer ici dans le débat qui pourrait nous questionner sur la réalité d’une nouveauté pure (puisqu’on peut penser que la création n’est en soi que du recyclage permanent, et que nous n’inventons pas grand chose au final), l’enseignant en composition n’est donc pas un professeur d’écriture, c’est à dire un professeur qui enseigne les méthodes éprouvées d’harmonie, de contrepoint ou de fugue ; il n’est donc pas cela mais celui qui permet à l’élève de s’appuyer entre autres sur ces références culturelles et ces techniques. Cependant, il ouvre son discours et l’intérêt de l’élève à une écoute plus globale de l’univers sonore : musiques non occidentales, musiques concrètes, mixtes, improvisation dans des contextes esthétiques variés etc.
L’enseignant de composition ouvre donc le chemin du plan initial non seulement pour l’élève lui-même comme c’est le cas dans la pratique de l’écriture musicale, non seulement pour l’auditeur (ce que donne l’instrumentiste) mais il permet l’élaboration par l’élève d’un plan initial qui va s’adresser dans un temps différé à la fois à un interprète et à un auditeur. Le cheminement comprend donc tout le processus de création jusqu’à la réalisation.
Enseigner la composition c’est donc proposer à la fois et dans un équilibre singulier lié à la personnalité de l’élève, des matériaux de connaissances variés (technique et culturels) qui permettront à l’élève d’acquérir un bagage de connaissance sur lequel l’apprenti compositeur va poser sa créativité.
La façon « d’enseigner la créativité » repose essentiellement sur le regard et l’écoute que l’enseignant va poser pour permettre à l’élève de mettre en évidence l’ensemble de ses qualités musicales et créatives.
En parlant de qualité, entendons par là, les éléments intimes au-delà des connaissances théoriques de l’élève : ses goûts esthétiques et sa capacité à s’approprier, transformer, à développer des éléments culturels ; l’enseignant en composition doit donc saisir des éléments liés à la personnalité de l’élève qui peuvent de ce fait avoir un impact sur l’univers artistique que l’enseignant va accompagner afin de les faire émerger si bien sûr, l’apprenti compositeur le souhaite.
En ce sens, il y a quelque chose de l’ordre d’un travail extra-musical ou « méta-musical » dans l’enseignement de la composition (comme dans l’acte même de composer), plus prégnant que dans la formation d’un interprète.
La création permet d’initier et de développer un acte intime, une connaissance de soi dans les cadres imposés autant que les cadres à transgresser, dans son bagage culturel et sa sensibilité.
L’introspection par la phonomnèse et l’anamnèse qui permettent l’écriture musicale donne la possibilité d’extraire en nous des éléments vitaux de pulsion vitale et d’affects comme dirait Spinoza ; en ce sens, l’enseignant doit avoir une approche globale des qualités singulières de chacun. La question de la nouveauté (en terme de création) arrive donc dans un second temps, elle n’est pas un but en soi, elle ne peut être une recherche conjointe à tout prix entre l’enseignant et l’apprenant mais n’est qu’une conséquence heureuse de la démarche.
Les équilibres entre les éléments techniques et la partie plus personnelle de l’élève doivent donc être trouvés en ne perdant pas de vue la singularité de chacun. Pour cela, l’enseignement de la composition n’incite pas nécessairement l’élève à inventer quelque chose d’insolite mais plutôt à révéler en lui ses capacités autant que faire émerger ses propres nécessités d’écriture et d’expression.
En effet, trouver le chemin de Son écriture musicale c’est aussi s’autoriser à tendre une oreille vers la globalité de l’univers sonore et donc vers le monde et les autres.
Il est important cependant d’aborder la question de l’esthétique et de replacer l’enseignement de la composition musicale dans un contexte de création contemporaine qui n’est pas coupé d’un héritage ; il est important de mettre cette perspective d’enseignement au regard des éléments de la tradition occidentale dans l’enseignement de la musique dite « savante ».
Si la notion de contemporanéité implique celle de création d’aujourd’hui, la musique contemporaine nommée comme telle prend ses sources historiques dans la création musicale depuis la fin de la seconde guerre mondiale, tandis que ses racines sont plongées dans la tradition de la musique classique. Il est possible d’en dégager des esthétiques et des courants précis mais la pluralité des démarches depuis une trentaine d’années a ouvert ses influences de façon plus nettes aux musiques qui sont en dehors d’une tradition purement classique : les musiques extra-européennes et traditionnelles, le jazz, le rock, tandis que l’approche toute nouvelle dans l’histoire musicale pour ce qui est de la musique concrète a apporté un axe incongru qui a eu à son tour une influence directe sur des musiques plus récentes.
C’est dans ce contexte pluriel, à la fois dans une ligne historique, culturelle mais avec des apports extérieurs multiples et renouvelés en permanence que l’enseignant de composition doit se placer aujourd’hui dans sa démarche.
Chaque élève a des attentes et un bagage technique et culturel qui ne ressemble qu’à lui. Tout en étant à l’écoute de ces particularités, enseigner la composition c’est à la fois situer l’inventivité dans une historicité et à la fois dans la rencontre et les croisements de styles musicaux parfois même très éloignés d’une tradition musicale occidentale.
Le compositeur Luciano Berio avait dans sa classe des musiciens qui venaient d’une tradition classique mais aussi du rock. La confrontation et l’échange que permettait cette ouverture a contribué à faire émerger des compositeurs qui se sont nourris de ces éléments au point d’en créer une musique singulière comme c’est le cas de Steve Reich.
Tous, quels que soient leur parcours, avaient cependant une démarche créative, une envie de transformer leur bagage culturel, d’en repousser des limites musicales et intimes.
L’enseignant de composition essaie donc là encore de trouver un juste équilibre entre ces approches multiples (culturel et innovant) en fonction des nécessités et sensibilités de chacun.
La question de l’évaluation dans l’apprentissage de la composition ou plutôt de la composition elle-même est importante. En effet, comment peut-on évaluer un élève sur l’acte de création pure que représente la composition d’une œuvre musicale ?
Si je m’en tiens ici au cadre de l’enseignement, la chose est comparable de façon plus large en considérant la composition musicale plus généralement.
En abordant la notion des esthétiques lors des cours de composition, celle-ci ne peut néanmoins entrer en jeu dans l’évaluation de l’œuvre d’un élève puisqu’elle lui sera personnelle (bien qu’influencée par l’histoire musicale).
Cette évaluation est alors axée sur la capacité qu’à l’élève à mener son projet du début jusqu’à une éventuelle restitution ; en cela, les paramètres que l’on devrait prendre en compte sont : la technicité, c’est à dire la capacité de l’apprenti compositeur à retranscrire clairement son discours et sa pensée avec la maitrise suffisante des éléments culturels de l’écriture instrumentale pour construire son propre discours, sa capacité à innover et à conduire une démarche personnelle dans son œuvre ainsi que l’affirmation claire de cette démarche.
Il s’agit d’une capacité d’invention qui s’appuie sur un fond culturel éprouvé. On peut citer à ce propos Bonito Oliva, théoricien de l’histoire de l’art qui, bien qu’il s’agisse ici d’une vision de l’avant garde dans l’art contemporain peut être déclinable à la création musicale : « …La Trans-avant-garde permet à l’artiste de garder en main son patrimoine historique dans l’éventail de ses choix, a priori, à côté des autres traditions culturelles qui peuvent en réanimer le tissu . »
Il y a donc un axe particulièrement singulier dans l’évaluation d’une création qui touche un cheminement pour l’élève : la recherche musicale passe par une recherche de soi.
Les moyens et les techniques d’écriture se sont énormément diversifiés dans l’histoire musicale récente ; depuis une approche plus classique vers l’écriture graphique ou électroacoustique, chaque élève chemine donc entre sa spécificité et la découverte générée par le groupe dont les démarches sont singulières.
Dans cette dynamique, il faut prendre en compte le fait que l’enseignant de composition a aussi sa propre démarche artistique et celle-ci peut influencer des apprentis compositeurs. Il ne s’agit donc pas pour l’élève de s’identifier musicalement au professionnel qui lui apporte des éléments précis de connaissance mais de le considérer comme une référence parmi d’autres afin qu’il (l’élève) trouve sa propre voie ; tandis que l’enseignant garde cette vigilance à l’esprit.
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