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Photo du rédacteur Philippe Festou

Omikuji : souffles asiatiques du son

En 2014, je partais un mois entier en Corée du sud à l'invitation du compositeur et ami Uzong Choe et de l'ensemble Timf pour plusieurs pièces en création mais aussi pour faire une conférence qui synthétiserait la façon dont je conçois la musique que j'écris.

J'avais fait cette conférence en anglais, ce que l'institut français, partenaire de l'événement n'avait pas manqué de me repprocher à demi-mots ; j'ai eu beau leur dire qu'il y avait très peu de coréens qui parlaient français, ce qu'ils n'ignoraient pas bien sûr, mais ils auraient préférés que mes mots fussent traduits en coréens...

Bref, j'étais parti tout un mois aussi dans le but d'écrire la partition de Ti Quan pour accueillir en moi la musique coréenne, et tout simplement la vie de Séoul dans ce climat semi-tropical du mois d'août.

Musicalement, je souhaitais laisser venir vers moi les improbables découvertes des choses comme une belle source d'inspiration et d'imprégnation qui colorerait la partition de cette œuvre de théâtre musical en écriture. Une œuvre "mixte" dans le sens social et humain, quelque chose qui tendrait utopiquement vers la double culture occidentale et asiatique.

En dehors du son des rues, des moments profonds de silence passés pendant trois jours dans les montagnes d'un monastère zen, des concerts de musiques traditionnelles parfois très tôt le matin à l'autre bout de Séoul, des heures à passer à parler ou à se taire avec Uzong Choe, rien de spécifique et dans une forme d'apprentissage du langage musical coréen n'avait été réellement et volontairement initié.

Dans cette approche assez contemplative et donc intuitive, j'ai appréhendé des essences, absorbé des compréhensions par l'écoute des atmosphères et des objets et cela a nourri profondément la partition en élaboration de Ti Quan : l'influence du pansori (forme de théâtre musical coréen) a cependant conditionné tout le travail autour de la voix qui oscille entre un parlé musical, un "parlé-chanté" et le chant lui-même, le rapport de la voix avec les percussions mais aussi la question de l'étirement d'un temps à la fois élastique et mesuré qu'on retrouve notamment dans le mouvement "Death" de Ti Quan ou d'une autre façon avec des tempi superposés dans "strates" de Omikjui qui en appuie les dramaturgies.

Avant cela comme d'ailleurs, après et toujours, le Japon demeure une source d'influence majeure dans ma façon de concevoir l'acte d'écriture musicale.

Si une de mes entrées culturelles vers l'Asie vient non pas en premier lieu de l'étude de la musique japonaise mais de la pratique de la méditation et de celle des arts martiaux (judo et aïkido), l'étude du bouddhisme durant cinq années à partir de l'âge de 25 ans avec des moines du zen soto m'aura permis de plonger dans l'essence même d'une philosophie qui a déterminé une profonde approche musicale pour moi.

Ce n'était pas tant les sons traditionnels que le maître me demandait parfois de jouer lors des cérémonies et des rituels (Bois, Mokugyo...) mais surtout les moments et les endroits où ces sons devaient intervenir ; il s'agissait d'événements en répétition ou parfois en fulgurances, symboles et sonorités des matières et des éléments alchimiques produits dans l'expiration ; et si tout partait du silence, tout y retournait toujours...

"Ma" en japonais signifiant cet endroit vide du "non créé", du "non-né" et donc de potentialités infinies.

La pensée asiatique a donc toujours été une approche puissante pour appréhender la forme, l'espace, le temps et l'action sonore. Au-delà de mes études en composition de musique instrumentale au conservatoire de Marseille et de musique concrète dans des contextes de vives curiosités, j'ai donc travaillé par la suite et plus en profondeur la structure musicale du théâtre Nô dont je ne sais, sans en comprendre la langue, pourquoi l'écoute me bouleversait autant et pourquoi elle me bouleverse toujours de la même façon. J'ai pu approcher cela grâce à des compositeurs qui ont une culture musicale double (japonaise et occidentale), notamment avec les travaux d'Akira Tamba.

Dans l'ensemble de ma production - mais c'est encore plus prégnant dans Omikuji - des éléments musicaux hérités de l'Asie structurent le discours. Il ne s'agit pas de tenter des retranscriptions d'éléments asiatiques depuis le Nô, le pansori ou le gagaku mais d'en laisser venir certains principes qui habillent et donnent forme aux éléments caractéristiques de la culture occidentale avec son instrumentarium classique (j'implique aussi dans cet instrumentarium, l'outil électronique).

Dans Omikuji, le duo flûte et percussion " Soffio 2" est très marquant de cette influence du Nô, s'il ne s'agit pas véritablement d'éléments du Nô transposés, je tente d'en extraire l'essence ou plutôt l'esprit à partir de certains principes : élasticité de la pulsation comme dans le mouvement "une lune, un soleil", utilisation de glissandi et 1/4 de tons sur la flûte qui n'ont pas valeurs de déploiement spectral mais existent à des fins d'expressivité pure pour faire évoluer les morphologies et les allures des "sons-timbres" (comme avec le Nô-khan ou le Shakuachi). Le son, comme dans la pensée asiatique est pris dans son sens large, il n'est pas seulement "hauteur" ; dans le Nô, cette notion est d'ailleurs plus que relative et variable - un peu, finalement, à la façon du "recto-tono" dans le chant grégorien qui tient compte non pas d'une hauteur fixe mais de l'atmosphère résonante du lieu de production du son.

Dans "Nāda" composé récemment pour Chloé Ducray, bien qu'écrit pour harpe, l'inspiration a été celle d'un autre instrument à cordes pincées mais japonais celui-ci, le Koto. J'ai écouté l'instrument en parallèle avec des musiques antiques grecques et égyptiennes. En concordance avec la technique du système singulier de pédale de la harpe, j'ai utilisé des tétracordes hérités des principes que l'on retrouve dans les éléments qui constituent certains modes dans le Nô, ces tétracordes comportent des notes polaires et transposables à souhaits ; sur les instruments à vent cela permet une approche presque vocalisante dont l'expressivité de la voix humaine en signe le sens premier ; cette idée poussée assez loin parfois, j'ai coutume de la noter, à titre indicatif sur la partition, "quasi parlato". C'est le cas notamment dans les deuxième et quatrième mouvement du quatuor "Atome" que j'ai écrit pour Zenne quartet.

La pensée asiatique considère tous les paramètres du son sans hiérarchie et ne focalise pas sytématiquement sur la question de la hauteur de la tonique ; tout ce qui compose le son autant que le lieu dans lequel celui-ci est produit a sa part d'importance.

Au-delà de la série des harmoniques mis en évidence en permettant les jeux de timbres, les sons inhérents à la production participent au propos : bruits de l'air, respiration, clefs, mécaniques dans le cadre du piano, sons des pédales, interjections vocales etc.

Tout cela a donc eu une importance cruciale avec ce que j'ai conceptualisé en tant que kairophonie : considération du son dans ses espaces ouverts, ses temporalités multiples et multiformes.

Ainsi, les fulgurances et les hasards de rencontres comme le mouvement "espaces" ou "aurore naissante" de Omikuji, ne sont pas sans faire penser aux gestes des arts martiaux où le moment propice à l'action sonore se trouve dans une unicité et doit exister tel un geste mené avec le shinaï (épée) dans le kendo. Le son qui se déploie n'impose pas la narration, celle-ci apparaît d'elle-même pour proposer une forme globale tel un jardin zen où le hasard d'un contour naturel de l'obstacle est créateur de formes, de couleurs, d'émotions non imposées et non prédéterminées.

La musique ne raconte que ce que chacun veut bien qu'elle lui raconte.

Bien sûr, le silence autour et sur lequel j'ai beaucoup écrit de notes et de mots encadre les signifiants, les révèle, les romps. Ce silence "non existe" comme matrice du phénomène et à la fois comme résultante du phénomène. C'est une pensée musicale autant qu'une expérience organique qui a été en grande partie héritée de ma pratique du zen.

Dans Omikuji, la présence lors de la création et de l'enregistrement de deux musiciennes japonnaises, Chikako Hosoda et Mayu Sato avec des musiciens occidentaux a permis d'approcher de façon limpide, je l'espère, les principes multiples de pensées musicales élargies pour en sceller des formes, en faire émerger des sens, et cela dans l'onirisme d'un univer-sel.












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