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Définition :
La kairophonie, sous-ensemble de la kairotopie est une approche contemplative (par l’observation des sons) et/ou active (par la production des sons).
Elle nous permet une observation de façon profonde et subtile.
C’est une lecture du monde par le son, un « liber mundi » et une affirmation vers celui-ci : celle de notre interaction avec son existence.
Elle permet d’avoir une compréhension plus fine des relations biologiques, écologiques et sociales, de pouvoir dégager des caractéristiques, des signatures, des axes culturels et spirituels, de se positionner au coeur des événements.
Par la conscience et l’observation, il s’agit d’ouvrir ce champs invisible des univers immatériels en considérant que le monde sonore nous livre des informations plus subtiles qu’il n’y paraît.
Le son ayant une nature vibratoire, invisible et mystérieuse, nous pouvons appréhender ses phénomènes avec une écoute qui peut s’affiner avec un entrainement régulier.
Nous pouvons faire la comparaison de cette démarche sensible avec l’observation d’une « place de marché ». Chaque endroit où nous nous trouvons sur la place peut se définir par un cadre déterminé par l’écoute.
« Kairotopie » : est un mot-valise qui vient du grec ancien Kairos (le moment propice) et de Topos (le lieu).
Cela suggère un espace et un temps dans lesquels le protagoniste se plonge de façon immersive, à contre-courant d’un monde de « l’ultra consommation » et de la rentabilité, ce qui est proposé ici c’est d’être un véritable acteur par sa présence dans un temps dédié à l’observation. Nous pouvons ainsi vivre les événements sonores dans des instants qui s’enchaînent, se chevauchent, se tuilent, apparaissent, disparaissent, surprennent ou au contraire n’arrivent pas…
La Kairotopie propose donc un cadre permettant la relation consciente au monde sonore. Elle implique aussi cette partie de nous, subjective, en s’adressant aussi à notre inconscient autant individuel que collectif. Elle implique donc nos organes sensoriels et la relation des auditeurs et des événements sonores dans un même processus de co-création.
Plus spécifiquement, la kairophonie se concentrera sur le média sonore.
Cette observation d’un moment et d’un lieu pose d’abord le cadre de différents niveaux d’écoutes qui s’interpénètrent dans une « écoute globale » mettant sur le même pied d’égalité la contemplation des sons comme leur production.
Le « plan initial » (la proposition observée) met à jour la relation qui s’établit entre les protagonistes.
Le concept de kairotopie considère notre quotidien comme une succession de terrains de jeux ou de scènes théâtrales qui se succèdent tout au long de notre journée.
Les énergies que nous échangeons dans l’interaction à notre univers et avec les objets et les personnes sont comparables à un vaste chantier expérimental dans lequel nous évoluons et que nous pouvons interpréter par l’analyse et/ou ressentir intuitivement pour trouver du sens et des réponses à nos questions intimes.
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De l’origine des choses et de la nécessité :
L’homme est musical avant toute chose. Entendons par là que c’est par la découverte du monde sonore, par sa propre expérimentation dans ce que l’on nomme le « baby-langage » ou babillage que tout commence. Sur ces sons, la maman aidera à poser les mots liés aux intentions du bébé ; il n’est pas anodin qu’en Italie pour écrire un opéra nous disions traditionnellement « prima la mùsica », « d’abord la musique ». Le monde est en effet musical avant d’être mental, c’est à dire qu’un sens qui parait d’abord caché dans la nature invisible du son est d’abord perceptible par les vibrations qui nous entourent, et cela avant même que les mots puissent intervenir.
C’est par la description sonore, chorégraphique, théâtralisée et picturale que l’homme primitif exprimait d’abord son univers. Pour rentrer dans une relation empathique et « vivante » avec sa tribu, il relatait les récits de chasse, faisant revivre dans un temps décalé, les animaux poursuivis ou menaçants, les intempéries, les peurs, les doutes, les joies et cela en imitant le son des éléments. Ainsi par la réécriture de ces sons engrangés dans sa mémoire, grâce à l’énergie et le pouvoir évocateur de ces sons, il recréait une dramaturgie.
L’artiste donne une interprétation du monde. L’écoute kairotopique ou kairophonie est artistique en ce sens qu’elle est créatrice. Ainsi, l’artiste proche du chaman ouvre des possibles entre le monde objectivé et les mondes invisibles.
À l’ère primitive, l’artiste et le chaman était d’ailleurs souvent la même personne.
Pourtant, la fonction primitive et essentielle de la musique s’est clairement estompée dans notre monde occidental la reléguant souvent à une unique fonction représentative, ce qu’elle n’était pourtant pas nécessairement au début.
L’art est partout car il dépend de l’observateur. Il est possible de « provoquer » à chaque instant ou de voir dans chaque instant de la vie une dramaturgie tel l’homme primitif qui relate son histoire ; par l’écoute, il est possible d'opérer une séparation des éléments subtils depuis ceux qui apparaissent confus et chaotiques.
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La kairotopie est indissociable du lieu où elle se déroule :
Il y a soit intentionnalité générale du son, comme c’est le cas pour un concert ou réceptivité comme c’est le cas par exemple pour l’écoute d’une place dans une ville.
Le son que l’on donne ou que l’on entend dans un lieu, quel que soit l’architecture et la fonction, n’est pas séparable de ce lieu. Ces questions relient le principe à la notion acoustique : la durée des sons et leur timbre varient selon le contexte.
C’est le cas dans certaines postures musicales : un compositeur qui écrit pour un orgue tient compte nécessairement de la résonance de l’église en rapport avec la spécificité de l’instrument, sa partition s’adresse en principe à tel orgue et pas à un autre.
La question est alors posée avant toute entreprise : quelles sont les spécificités architecturales du lieu, comment est disposé le public physiquement et psychiquement, le propos est-il en résonance profonde avec l’architecture et avec sa fonction ?
L’étude acoustique et inhérente aux particularités du lieu devrait donc être un point à considérer au cœur de l’écriture. Mais il est temps de laisser aussi l’auditeur déambuler à sa guise au coeur de ce qui se déroule.
Par ses perceptions ainsi changeantes, l’œuvre perçue sera singulière mais se déroulera dans un processus commun.
Dans les aspects de la kairotopie intentionnelle, parlons ici de la performance artistique comme de la kairotopie réceptive, moment propice à la contemplation, le principe reste identique : il s’agit dans les deux cas de créer les moments propices à l’écoute.
Dans le cas du « faire » comme de « l’entendre » instrumental ou alors en se mettant en situation d’écoute kairophonique dans un lieu que nous aurions choisi, l’acte fait de nous un compositeur en puissance et un être musical quoiqu’il en soit
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Le cadre :
l’observation consciente des sons devient musique.
Postulons maintenant clairement que la com-position (littéralement « poser avec ») opérée par l’écoute est la conséquence de la mise en relation des objets par l’observation des sons. Il s’agit d’un véritable acte musical.
Disons clairement que l’ensemble des sons perçus en conscience et ordonné par un choix est Musique. Autrement dit, que la musique existe à partir du moment où il y a un observateur, c’est à dire un récepteur capable de donner du sens aux émetteurs (qui provoquent les sons) ; puis, une dualité s’instaure avec l’observateur, ce qui va produire une troisième donnée : le sens.
Pour avoir une écoute kairophonique il faut d’abord définir le cadre de l’observation du son. Le compositeur canadien Murray Schafer disait à propos du cadre architectural qui accueille la musique : « La musique entre dans les salles de concert quand elle ne peut plus être entendue au dehors, là à l’abri de murs capitonnés, la concentration et l’écoute deviennent possibles ».
Ou encore : « La salle de concert comme substitut de la vie en plein air ».
Dans un cadre artistique et théâtral c’est donc bien d’une « transposition » dont il est question ici. Un espace choisi ou réinventé pour l’occasion, pour, dans un premier temps, mieux goûter et saisir les « saveurs » du monde par le son.
Dans le contexte théâtral, entendons par là, la mise en scène d’événements et de réalités multiples, le placement des musiciens n’est donc pas systématiquement frontal, ceux-ci peuvent eux aussi se répartir et se mouvoir au même titre que le « public » dans l’espace commun. Il s’agit de recréer un lieu où s’imbriquent l’ensemble des phénomènes observables, de permettre à l’observateur de changer ses choix d’écoute lorsqu’il le désire et de ne pas créer systématiquement une séparation physique comme avec une scène classique.
L’auditeur peut donc orienter son écoute dans un choix conscient vers ce qu’il souhaite percevoir. Pour la même raison, il peut bouger son corps, déambuler à son gré, chuchoter, c’est à dire participer dans un rapport fin de la conscience de sa propre production. L’auditeur ne subit pas une proposition unique mais il se situe en lieu et place où son corps et/ou son esprit peuvent bouger en conscience.
« L’important est de mettre le spectateur en mouvement » dit Emmanuel Kant.
La non-frontalité en elle-même n’est pas tout à fait nouvelle et ces dernières années ont vu se multiplier les concerts autant que les architectures de concert qui s’emparent de ces nouveaux principes ; au début du 20ème siècle nous trouvions déjà cela dans les musiques d’ameublement d’Erik Satie (Satie lui-même la sous titrait avec son humour caractéristique mais à la fois porteur de sens « Musique destinée à être ignorée.»)
Le compositeur avait disposé les musiciens dans l’espace tandis que le public déambulait à sa guise durant la performance. Cependant les auditeurs se postaient systématiquement frontalement devant les musiciens tandis que Satie criait : « aller, aller, bougez ! »
La frontalité provient de la notion même de concert ; le rapport à la musique dans nos sociétés primitives n’établissait pas de séparation entre ce qui faisait oeuvre commune puisque la musique avait une réelle fonction de communion spirituelle, pour célébrer une union, accompagner un défunt, préparer les enfants au sommeil etc.
La notion de spectacle a amené une forme de séparation faisant du spectateur un observateur potentiellement détaché de l’acte musical.
La kairotopie tend donc à revenir à cette notion fondamentale « d’oeuvre commune » et de fonction non représentative. Elle tend à gommer la différence entre spectacle et quotidien ; inversement elle tend à faire d’un espace observable dans le quotidien, une oeuvre potentielle.
La séparation amenée dans un spectacle frontal est un positionnement spécifiquement culturel et plutôt occidental ; ce principe a été notamment institué dans une obligation protocolaire à la cours de Louis XIV : sur scène il ne fallait pas tourner le dos au roi mais lui faire face tout en dirigeant l’orchestre.
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La kairotopie pose ses fondements sur l’utopie du silence puis la production des sons :
Le silence pose certainement plus de question qu’il ne donne de réponses, c’est là son grand mystère. Il est résonance du son qui l’a précédé ou bien il est intégration, « digestion » du son ou encore matrice, c’est à dire un lieu de vide absolu d’où l’ensemble des sons qui va parvenir à nos oreilles émergera. Il se rapproche de la « non-action » évoquée dans la Baghavad Gitâ et par là, appelle de fait une perception accrue de l’auditeur. En effet, l’orientation naturelle de l’esprit humain est celle de la perception et de l’attente de l’action et de l’événement.
Dans cette attente, au delà de la digestion, l’ouïe cherche alors naturellement des sons qui passaient totalement inaperçus jusqu’alors, tellement la tension de l’audition pour s’emparer d’un son même infime devient forte.
Vacuité, dans sa notion bouddhiste, qui permet de mettre en évidence le son, de la même façon que l’obscurité permet de mettre en évidence la lumière ; shoku soku ze ku / Ku soku ze shiki : le plein est dans le vide, le vide est dans le plein : sans silence il ne serait pas possible d’entendre les sons.
Par l’orientation aiguisée de l’écoute ainsi développée, ces structures sonores qui paraissent naître du silence ne semblent plus chaotiques à la conscience mais s’intègrent parfaitement au sein de ce qui fait oeuvre, que ce soit dans un contexte purement méditatif de kairophonie ou lors d’une performance artistique utilisant une écriture kairophonique.
Lorsqu’à priori, nous ne percevons aucun son physiquement, le silence paraît être une matière qui habite l’espace et agit presque comme une matrice des événements sonores qui se mettent à jour.
Avons-nous peur à ce point du vide pour lui prêter encore une sorte de « matière » ?
Chacun a pu peut-être un jour « palper » cette épaisseur de silence dont les sons en habitent les interstices ; la question qui apparaît d’emblée est l’origine de la provenance de ces sons puisqu’ils paraissent naître depuis nulle part ou plutôt de cette matière de vide.
Quelle sont leurs causes ? En général nous pouvons en avoir une vague idée mais leur pertinence dans le temps et l’espace est toujours étonnante.
Est-ce que ces sons interagissent les uns avec les autres ? Où repartent-ils ? Que racontent-ils ? Et surtout pourquoi nous pouvons avoir cette sensation de profonde justesse lors de leur intervention ?
Ces questions ne sont bien sûr pas détachées de notre perception singulière du monde sonore, nous sculptons par notre écoute ce même monde ; chacun aura une attitude réceptive différente qui pour lui, tendra à être la plus juste possible. Il n’y a donc pas un point de vue unique mais « des écoutes » propres à chacun et la place entre les sons et les silences est affaire singulière.
Il en va de même pour notre production sonore : quelles sont les motivations profondes qui poussent à produire un son ou une série de sons à partir du silence à cet instant et pas à un autre ?
La notion de l’intention devient essentielle : qu’est ce qui habite un son et d’un point de vue plus général, puisque ces sons sculptent le silence, qu’est ce qui habite la matière du silence ?
C’est à partir de ces questions sur la « sculpture du silence » qu’il faut considérer le principe de kairophonie ; il faut observer pleinement l’interaction des sons autant que notre propre façon d’interagir avec l’univers sonore dans notre quotidien. Ce n’est pas qu’une vue de l’esprit et une attitude mentale. La réponse doit arriver depuis le fond de nous-même car elle ne concerne pas seulement notre attitude d’auditeur mais aussi tout notre comportement lors de nos productions sonores, celle-là même qui nous engage dans le monde : ce que j’entends, ce que je produis depuis ce que j’écoute ne pose pas de frontière nette entre mon attitude sonore et mon attitude dans le monde.
Dans le cas contraire, pouvons-nous nous poser la question de savoir ce qui justifierait cette frontière ?
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Les quatre niveaux d’écoutes :
Dans la kairophonie, mot plus englobant que « musique », il n’y a donc pas qu’une réalité d’écoute mais différentes strates sonores perceptibles : il y a un troisième niveau qui délimite le cadre, c’est à dire l’ensemble des sons qui se situent au confins de l’architecture et qui sont de nature ubiquitaire. Il est alors difficile de les situer à un endroit précis ; ils paraissent « entourer » de façon sonore ce cadre qui fait consensus.
Nous pouvons considérer que ce sont les sons qui se situent au plus loin de notre audition ; il s’agit souvent de l’extérieur d’un lieu, y compris dans un cadre naturel de type « forêt » par exemple : en ayant une écoute fine, avec une certaine concentration, on s’aperçoit qu’il y a au delà de la vue, une écoute qui fait consensus d’un lieu, il s’agit d’une écoute qui délimite l’endroit, même si celui-ci n’est pas matérialisé : c’est le niveau 3.
En effet, il est alors plus facile dans ce cas de délimiter un espace observable, l’espace qui fait consensus est le second niveau observable. Par exemple, les musiciens qui jouent ou une fontaine qui coule sur une place sont audibles par toutes les personnes en présence, mêmes postées à différents endroits du lieu : c’est le niveau 2.
Un premier niveau est de l’ordre de l’intime et ne concerne que des individus : il s’agit des sons que chacun, au moment de la performance ou de la contemplation, est quasiment seul à entendre ; par exemple le bruit de sa respiration, des gargouillements de son ventre, du très léger frottement de ses pas sur le sol etc... : c’est le niveau 1
Il y a aussi un quatrième niveau qui est celui des sons présents sur le lieu mais qui proviennent d’un espace-temps différé : soit le temps est autre comme celui d’un enregistrement, soit sa source qui peut-être de plusieurs natures, est incontestablement étrangère au lieu ; c’est le cas d’une émission de radio mais aussi des phénomènes de clairaudience : c’est le niveau 4.
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La question des formes observées ou créées :
Instrumentalement et comme dans notre quotidien, une écriture kairotopique ne cherchera pas à établir au préalable une forme musicale trop prévisible par exemple du « type sonate » : thème, variation du thème, seconde partie, ré-exposé etc.
Cette écriture se concentrera à mettre en scène une multiplicité de phénomènes et de matières sonores qui vont constituer ce qui sera perçu dans la matière par nos interprétations singulières comme un « tout » en transformation constante. L’aléatoire en sera un des ingrédients majeurs et celui-ci utilisera plusieurs aspects : tirage au sort de certains éléments sonores par le public en temps réel, transformation d’un élément prévu selon le positionnement de l’audience, implication du public dans sa participation sonore, hasard des événements sonores qui vont s’inviter dans le silence du lieu etc.
Dans le locus perspicio, si nous reprenons l’exemple de la place de marché comparable à un spectacle intégrant des principes kairophoniques - c’est lorsque les instruments se taisent ou encore lorsque les vendeurs baissent la dynamique de leurs interjections, paraissants ainsi cheminer vers le silence - qu’on peut observer les sons dans les premier et troisième niveau. C’est donc le silence retrouvé sur le lieu même qui nous amène plus finement à cette observation.
Permettre la mise en lumière des différents niveaux sera l’enjeu de la proposition de la kairophonie que ce soit dans la production intentionnelle ou dans la pure contemplation.
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Les phénomènes sont symboliques :
Les éléments sonores sont attachés à des symboles et ont parfois une nature archétypale adaptée aux événements proposés : ils sont appréhendés par les choix conscients et inconscients des timbres et des objets variés, c’est à dire par le son même des objets du quotidien et ceux intentionnellement sonores comme le sont les instruments de musique ou une sirène de police par exemple ; mais aussi par l’allure de ces séquences exprimant des sensations porteuses de sens (sensation de flottement, d’agglomération, de disparition, d’obstination, de démarrage etc).
Dans un principe extrêmement similaire à l’étude des rêves, les éléments sonores impactent notre conscience objective et notre inconscient. De la même façon que l’objet est présent dans un rêve, le son est porteur de sens multiples. Mais plutôt que de « son » nous devrions parler d’objet sonore qui a une nature morphologique en mouvement, c’est à dire qu’il se déploie dans le temps. Dans ce que nous percevons d’objet sonore en mouvement, nous pouvons prendre une multitude d’exemples, en voici quelques uns :
Une voiture démarre, le son perçu du moteur est une accélération ; nous percevons plus ou moins consciemment une mise en route, un début de quelque chose. Plus loin, nous avons l’alternance obsessionnelle des deux notes d’une voiture de pompier créant peut-être en nous une légère appréhension. Mais le chant prolongé d’un oiseau venu se poser sur la branche de l’arbre tout près nous donne cette sensation de légèreté, celle-là même que nous avons éprouvé ce matin en prenant notre petit déjeuner sur la terrasse en écoutant ces mêmes oiseaux…
Le nombre d’exemple de symboles et de processus sonores est bien sûr infini.
Nous voyons bien que les sons ont aussi une dynamique dans leur durée, dont les morphologies demeurent variable. Elles n’en sont pas moins porteuses de sens. Le timbre lui-même des sons et l’objet physique à laquelle il renvoie nous donne des repères symboliques souvent très précis.
En exposer les rapports ici serait l’équivalent de la rédaction d’un dictionnaire de symboles des rêves mais à titre d’exemple nous pouvons rapprocher le son de la mer (avec les infinies variations sonores de vagues), à la notion de matrice (de mère ?), le cri d’un loup à la notion de nuit et de lune (archétype féminin), le son du vent (qui par ailleurs ne produit de son que par le contact avec un objet), de la respiration. Dans une approche que la psychanalyse a largement approfondi, je peux imaginer que dans mon rapport intime avec ce son, il y aurait quelque chose de la nature du manquement d’air, peut-être que j’étouffe quelque part symboliquement ? Ou au contraire le son du vent a quelque chose de fluide et de léger qui me traverse, c’est la sensation que j’en ai : qu’y a t-il de léger en moi ? Qu’est-ce que je dois laisser s’envoler ? C’est peut-être le moment de souffler...
Ici, nous voyons bien que le sujet des matières sonores, celles qui seront susceptibles de s’inviter dans notre écoute est un sujet extrêmement vaste. Certainement devons-nous retenir de ce principe le fait qu’il est important de rapprocher la notion de symboles d'objets matériels à celle de symboles sonores. Il n’y aura donc pas de « recette » toute faite, d’interprétation catégorique dans la présence d’un son avec sa morphologie, avec ses éventuelles répétitions ou disparitions car l’interprétation est dépendante de nos perceptions singulières et de nos histoires personnelles, de notre éducation, de notre culture etc.
Cependant notre présence réelle, par la façon dont ces éléments sonores arrivent avec des synchronicités sous-jacentes à nos perceptions, reste sujet à des interprétations singulières.
Dans notre écoute kairophonique nous pouvons décider d’objectiver la chose, en faisant une analyse en temps réel de nos perceptions, de nous laisser porter vers le songe en accueillant en pleine conscience tous les événements qui s’invitent, ce qui laissera la porte ouverte à cette partie de nous-même, celle qui sait au delà de notre conscience objective. Nous pourrons aussi alterner entre ces deux états : pourquoi j’entends cela ? Qu’est-ce que j’écoute et ressens en pleine conscience : je suis pleinement présent ici aux événements sonores, j’ouvre la porte de mon inconscient et par mon inconscient, je les laisse « m’enseigner ».
En ce qui concerne l’écriture musicale c’est à dire la composition ou l’improvisation musicale, l’acte de proposer du son reste lié à des paramètres variés qui ont évolué au cours du temps et de l’histoire musicale ; ils sont cependant assujettis à des éléments récurrents dans leurs principes mêmes : Notions de choix du matériel tels les symboles comme dans l’approche au 17ème siècle de la notion de « réthorique musicale », la forme, les propriétés acoustiques et la relation à l’auditeur.
Le discours musical est porté par l’articulation des sons, leur singularité ou leur répétition.
À ce propos, Luigi Russolo disait que la répétition de sons mêmes arides à l’écoute permettait aux gens à la sortie du concert d’appréhender mieux le tohu-bohu de la ville.
Du point de vue de la compréhension de l’univers sonore, les synchronicités sont plus facilement appréhendables dans les mots : à la façon de l’exemple de ceux entendus à une table voisine dans un café et d’où s’échappent des paroles répondant peut-être à une question intime que nous nous étions posé; c'est un principe même de synchronicité dont les sons, mêmes dénués de leur aspect sémantique, sont pourvus.
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La réalité des phénomènes se situe en dehors du temps :
Il y a un autre paramètre d’importance dans la kairotopie. Il s’agit du rapport étroit qu’il existe entre l’espace et le temps où plutôt entre les perceptions que nous avons de ceux-ci.
En effet, l’homme, afin de pouvoir se repérer dans le temps a divisé des instants en parties identifiables mais la seule conception linéaire que nous avons de cette notion est erronée ; c’est en voulant « posséder » le temps, en faisant de celui-ci une sorte d’objet assujetti à nos actions que, si nous n’en avons pas conscience, nous le reléguons à une subdivision matérielle. Il ne s’agit donc pas de considérer le temps uniquement dans son aspect horizontal - nous pourrions dire aussi mémoriel - ce qui nous écarte des lois observables de la nature. La perception humaine ne constitue pas une réalité en soi.
Si nous comparons cela à des « bandes passantes », un peu comme ce qu’une radio, sur une certaine fréquence peut capter, la perception humaine n’est pas celle d’un animal ou d’un végétal ; par exemple, des impulsions sonores rapprochées de moins de 5 millisecondes nous apparaissent comme un son continu alors qu’elles sont physiquement détachées ; cela montre bien que la réalité perceptive n’est pas une réalité ultime.
Si la musique est aussi un « art du temps » dans sa fonction de mémoire et de processus horizontal qui se déploie dans une forme repérable, la kairophonie considère l’espace sonore également comme « vertical », c’est à dire que les événements perçus dans le temps sont potentiellement issus d’une unité mais notre conscience subjective les organise dans un processus chronologique afin de mieux les appréhender matériellement.
En ce sens, à l’image de la place de marché, il n’y a pas de processus, ce n’est pas une narration qui entretient une chronologie : l’histoire on la crée et on se la raconte tout seul par l’écoute !
Le son qu’on perçoit sur une place de marché ne relate pas une histoire avec un début, un milieu et une fin mais elle dit l’histoire singulière que nos impressions nous ont donnés, avec le lien privilégié de notre éducation, de notre culture etc.
L’histoire perçue ne peut donc être que celle qui vient à nous de façon intime.
Dans ce même principe, les événements laissant s’inviter l’aléatoire des phénomènes replacent le monde sonore dans une idée de décomposition d’éléments faisant partie d’un Tout.
En l’imageant, on pourrait comparer les événements sonores qui se produisent à des goûtes de pluie faisant partie du même nuage.
Le postulat est donc le suivant : les éléments sonores « décomposés » le seraient de cette manière pour être plus facilement discernables ; autrement dit, nous assistons dans la matière à une dissection d’un unique son, nous pourrions dire « un son fondamental », d’une unique vibration qui contiendrait un principe infini.
C’est parce que nous serions dans l’incapacité de comprendre cette unité dans un seul instant que pour la comprendre nous percevrions ses objets décomposés sur une ligne temporelle et qu’elle nous apparaitrait de façon chronologique.
Cet « univers bloc » fait coexister pour « faciliter » nos observations, des dimensions temporelles et morphologies multiples.
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Il n’y a pas de hiérarchie entre les sons :
À l’image de cet exemple avec Erik Satie qui par ailleurs tapait avec sa canne sur les gouttières de la ville d’Arcueil pour faire écouter les sons aux enfants des rues - celui-ci ne faisait sans doute pas de différence entre l’émerveillement que créait cet acte sonore et ses oeuvres pour piano - Il a été un des premiers compositeurs a à avoir affirmé l’utilisation de sons non instrumentaux dans sa musique, avant l’avénement de la musique concrète. Dans son ballet « Parade », les sons qui pouvaient être perçus comme des bruits par certains (machines à écrire, tirs de pistolets, fouet etc.) prennent alors une dimension d’une très grande poésie.
En ce sens, qu’ils soient joués ou seulement écoutés, les sons des objets qui vibrent de façon intentionnelle ou non-intentionnelle, les instruments, les voix, les sons électroniques, les ambiances sonores (regroupant un ensemble d’objets en simultanéité) sont tous autant musicaux les uns que les autres à partir du moment où ils sont écoutés dans leurs interrelations. Leur valeur musicale est égale à partir du moment où ils sont appréhendés en conscience dans un contexte qui fait oeuvre.
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La kairotopie comme porte d’entrée vers la gnose :
L’art permet aussi un travail plus ou moins conscient sur l’ensemble des perceptions humaines dont on peut émettre l’hypothèse qu’elles sont une porte d’entrée vers un espace au-delà de la matière. Pour Baruch Spinoza, il n’y a pas de séparation tranchée entre matière et esprit, la matière contient elle-même les potentialités énergétiques et informationnelles au delà de la représentation des objets appréhendés pas nos sens. Ce qui nous permettrait d’émettre l’hypothèse que certains sons peuvent provenir d’objets, de personnes invisibles…
L’art serait alors un média qui n’est pas que celui de l’information mais aussi une ouverture à quelque chose de transcendant.
Dans la kairotopie, l’auditeur, l’artiste, le compositeur qui propose l’oeuvre, recrée ou appréhende sur un instant donné et proposé par le cadre, le principe d’interactions, de surgissements, de surprises, des événements de nos vies : c’est un « bout de vie plus réduit » en quelque sorte. La kairotopie permet l’observation car les protagonistes sont disposés pleinement dans cet acte afin de l’appréhender dans un espace plus lisible et dans la continuité de la vie à la fois.
Le concept de Kairotopie amène dans un présent les notions temporelles différées pour les résoudre dans un instant en perpétuel mouvement, dans une « permanente impermanence ».
Notre attention étant le plus souvent défaillante, souvent à cause d'une difficulté à maintenir notre propre concentration, la conscience intuitive de cette loi des causes et des effets ne nous permet pas d’accéder de manière permanente mais seulement parcellaire à cet état de compréhension de notre univers ainsi qu’à cette connaissance entière et profonde : la gnose, dont le courant remonte à la première période de l’ère chrétienne, affirme que le salut de l’âme dans le monde occidental ou à l’éveil dans le monde oriental, passent par une connaissance directe du divin, sous forme d’expérience ou sous forme de révélation directe de la divinité. Cela demande nécessairement la connaissance de soi : « Connais toi toi-même » était écrit sur le temple d’Apollon à Delphes.
La conscience réveillée de ses propres perceptions participe à l’idée que nous pourrions atteindre cette connaissance « profonde » du divin permettant la connaissance de Dieu par l’approche de son soi intime.
Cela donne à penser qu’il s’agit d’un regard introspectif dont ont fait état nombres de mystiques. La connaissance passe également par ses sens perceptifs et sont donc orientés vers les phénomènes aussi bien intérieurs qu'extérieurs à soi, dans la production comme dans la contemplation dans une « écoute globale. »
Parmi les sens, celui de l’ouïe, met en jeu « bien entendu », l’univers sonore ; nous pouvons supposer que le lien perçu en conscience des phénomènes dont les effets sous formes de tuilages, de réponses, d’alliages subtils de timbres, d’apparitions soudaines, effractions etc. Par leur interprétation et l’approche intuitive de leurs signifiants sont une porte d’entrée vers une gnose, une connaissance profonde de soi et de l’univers.
Ainsi, pourrait-on s’inviter soi-même et inviter l’autre à chaque instant à considérer notre journée comme des instants kairotopiques dont nous pourrions choisir les multiples cadres, et que ceux-ci soient susceptibles de nous amener vers un éveil graduel.
Enfin, pour résumer, nous pouvons dire que la kairophonie, mise en évidence perceptive d’un ensemble de phénomènes sonores en un lieu donné, nous incite donc à nous fondre dans ceux-ci pour en capter l’interdépendance. Dans la pensée bouddhiste, hindouiste mais aussi dans les traditions initiatiques occidentales comme chez les rose-croix, cette interdépendance, loi des causes et des d’effets (karma), régit notre univers ; la forme de cet univers est déterminée par un cadre qui n’existe que par celui qui observe et celui qui propose l’observation : le musicien et le spectateur en sont un exemple.
Qu’il s’agisse d’un cadre performatif ou purement méditatif, La kairotopie propose donc le cadre de l’observation ; elle n’est ni plus ni moins qu’une écriture ou une posture considérant l’art comme indissociable de la vie-même et la vie-même comme une oeuvre d’art ; ainsi, elle évite de dissocier les deux.
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Exemple de création kairophonique :
Prenons un exemple précis avec une oeuvre musicale kairophonique. Imaginons le cadre d’une performance de musiciens et d’observateurs :
Il n’y a pas de frontalité systématique. Le public se trouve immergé au coeur d’un espace scénique mouvant puisque les musiciens changent de position et sont même parfois en mouvement, ce qui invite naturellement le public à bouger de façon très libre afin de faire des choix d’écoute : peut-être qu’une personne préfèrera se positionner dans un espace précis qu’elle aura choisi entre la flûte et la voix de la soprano plutôt que derrière les percussions... Mais peut-être aussi qu’à un certain moment, en bougeant de quelques mètres vers les instruments à percussions, les deux ou trois décibels gagnés vers celles-ci procureront une sensation d’ancrage plus fort que la flûte ne donnait pas, celle-ci ayant un caractère plus aérien... Cette notion symbolique, l’objet sonore lui-même, à l’image des objets et êtres présents dans nos rêves, impacte inconsciemment une compréhension qui se situe à un autre niveau de notre psyché.
Ici dans l’écoute kairophonique, nous sommes invité à affiner notre conscience objective par nos choix conscients.
À la manière des voix des marchands qui interpellent les passants sur la place du marché, les musiciens ne jouent pas systématiquement côte à côte mais utilisent l’ensemble du cadre architectural. Cependant le rapport sonore qu’ils entretiennent l’un avec l’autre, même dans l‘éloignement physique, demeure corrélé.
En effet, si nous observons à l’écoute les cris des marchands sur une place de marché, nous entendons de vraies réponses dans les rythmicités, les dynamiques, les répétitions et les mélodies suggérées par les voix : de l’apparent chaos se dégage en fait une organisation sonore qui semble être de l’ordre de la précision d’une horloge.
L’univers sonore semble parfait à un certain point d’’écoute. En prenant en compte ces différents paramètres avec les notions d’espaces-temps et en dessinant intérieurement un cadre d’observation avec les quatre niveaux imbriqués évoqués plus avant, l’observateur s’octroie un cadre perceptif complet.
Lors de cette performance, l’auditeur perçoit, lorsque le silence est présent sur l’espace architectural et lorsqu’il n’y a plus de son instrumental, le son de la ville, un ronronnement qui parait entourer tout l’espace architectural ; ubiquité certaine, « ce niveau 3 » de l’écoute comme nous l’avons défini précédemment est appréhendable par un silence relatif, puisque la « tentative » d’amener ce silence sur un lieu amènera ici, la perception de l’espace sonore en présence.
Enfin, la soprano s’approche de l’oreille d’un spectateur et transforme sa phrase musicale perceptible par tous en une minuscule mélodie de murmures et de souffles dont il ne sait peut-être plus s’ils viennent de lui ou de la chanteuse ; moment qui a fait passer le second niveau sonore, celui qui faisait consensus sur le lieu architectural à un moment plus intime.
Nous voyons donc que le silence sera aussi plus propice à l’appréhension des sons de niveaux 1.
Ces quatre niveaux sont « poreux », il ne sont pas fermés d’un à l’autre et la façon de changer perceptiblement de niveau est souvent très subtile et graduelle.
Dans ce contexte d’observation, s’invitent des sons qui par leur allure, leur grain, leur attaque, leur aspect tonique ou canelé etc. peuvent se rattacher à des familles dont on peut approcher ensuite des symboles et des archétypes.
Alejandro Jodorowski, dans la création du « théâtre panique » (nom qu’il avait donné à ce théâtre impliquant l’artiste et le public conjointement dans une sorte de « méta-théâtre ») a montré le lien poreux entre ce qui est de l’ordre de la représentation avec ce qui est de l’ordre de notre psychologie. Le théâtre grec, dans l’antiquité, avec la notion de « catharsis » en est un des meilleurs exemples. De là, nous comprenons bien l’importance de la notion archétypale qui nourrit la mythologie mais aussi le symbolisme, outil d’évolution de nos incarnations pour en comprendre le sens.
Jacques Tati, dans son cinéma, gomme la frontière entre la représentation et la réalité ; il disait d’ailleurs que pour lui il serait heureux si le film commençait après la projection.
Tati a travaillé dans la plupart de ses films à entretenir volontairement ce flou perceptif entre ce qui est de l’ordre de la mise en scène volontaire et ce qui est de l’ordre du quotidien. Il nous invite ainsi à pousser plus loin notre force d’observation des phénomènes qui nous auraient échapper dans un contexte en dehors du cadre proposé ici par l’image et la salle de cinéma.
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