Réflexions sur l’immersion - de la généralité et de l’expérience
- Philippe Festou
- 31 juil.
- 22 min de lecture
Dernière mise à jour : 28 nov.
« L’individu cherche à ramener à un niveau qui lui soit propre le rapport entre les événements du monde et les événements de son être, il cherche à optimiser sa relation entre le dedans et le dehors, en réduisant leurs dissonances ». Abraham Moles
I - L’immersion et les parcs d’attraction, à partir d'un article de la revue « Dis-leur ! »
a - préambule
Si depuis plusieurs décennies est apparu le mot « immersion » essentiellement dans le domaine de ce qu’il est coutume d’appeler « l’événementiel » - entendons par là un regroupement non-coutumier (un « one shot ») de personnes qui répondent à l’appel d’une thématique annoncée : soirée masquée, soirée DJ, magie et shows de comités d’entreprises en tout genre, le « spectacle immersif » sans trop savoir de quoi il en ressort exactement, paraît se situer dans cette tendance.
Le mot « spectacle immersif » apparait comme un « slogan », c’est presqu’un mot-valise désignant un ensemble de pratiques du spectacle avec des formes proches de la culture du jeu vidéo et qui ont la plupart du temps (mais pas toujours, on va en parler) la particularité de casser le principe de frontalité ; ainsi, le public n’est plus seulement un « regardeur », un être distancié au moins physiquement mais il devient de gré ou de force - et c’est là tout le sujet - un acteur plus ou moins conscient de ce qu’il vit.
Et justement, il est ici question de la conscience mais aussi des approches plus ou moins éthiques, des enjeux artistiques, de l’historicité et des questions économiques auxquelles nous allons nous attacher ici.
La notion d’immersion fait parfois référence réellement à l’eau, elle est une idée plus ou moins assumée à la question matricielle, il y est question de se sentir comme dans un cocon ; même si le fantastique peut nous happer, une partie de nous sait qu’elle est en sécurité totale comme dans un vieux principe immersif : le train fantôme. Le plus grand intérêt des immersions que l’on trouve dans des contextes de parcs d’attraction n’est-il pas la distance parfaite entre le frisson provoqué et le fait de conscientiser que nous sommes en réalité en totale sécurité : jouer avec sa peur, un travail depuis l’enfance mais un travail qui nous suit toute notre vie.
Dans l’immersion, nous devons nous « baigner » (parfois de façon réelle avec la présence de l’eau des soirées « mousse » ou des piscines à vagues qui projettent des réalités augmentées. Il y est souvent question de travail numérique car l’outil ouvre des potentialités énormes ; mais la « submersion » peut aussi, nous allons le voir, exister avec peu de moyens et sans numérique avec des propositions fortes.
Du spectacle immersif, vers un état régressif, pré-natal il n’y a qu’un pas… un pas glissant à discerner des propositions fort différentes dans de multiples contextes.
L’immersion, c’est laisser son corps ou son esprit se faire envelopper, se laisser submerger par un ensemble de propositions dans lequel « en tant qu’immergé » on aura à faire des choix ou pas, nous serons confrontés à des propositions sensées, amenant des états réflexifs ou au contraire insensées et abrutissantes, des narrations connotées ou des ouvertures vers des imaginaires poétiques.
C’est là tout l’enjeu, selon les intérêts ou les convictions humanistes de ce qui fera immersion, car de l’immersion à la manipulation il ne pourrait y avoir qu’un pas…
b- analyse critique de quelques éléments d'un article
Dans la revue éditée dans la région Occitanie « Dis-leur ! » - votre dose d’info en Occitanie », (article du 17 mai 2023 par Olivier Schlama) nous noterons quelques points en commentaires :
Nous pouvons lire à propos du parc PortAventura :
« C’est un parc qui compte au niveau européen embarquant 5,2 millions de visiteurs en 2022 dont 400 000 d’Occitanie. “Près de 20 % d’entre eux sont des clients français, ce qui fait de la France notre premier marché international”, indique la communication de PortAventura qui ne communique pas sur le chiffre d’affaires. Avec quelles prévisions ? “Nous avons ouvert en février cette année, faisant de 2023 la saison la plus longue depuis l’ouverture du parc en 1995 avec près de 300 jours d’ouverture. C’est un investissement clair en faveur de la désaisonnalisation pour la région qui devrait avoir un impact positif sur la fréquentation totale de l’année, dépassant le nombre total de visiteurs de 2022.”
Dès le début de l’article, le ton est donné, nous avons donc là bien à faire avant toute chose à un « marché », c’est selon l’article le point le plus important : quantitatif, le qualitatif y est peut-être subordonné. « L’immersion c’est une affaire de gros sous avant tout ».
La direction de PortAventura précise : « sur le plan de la durabilité nous avons annoncé notre certification BCORP (une certification d’une société commerciale qui a des effets bénéfiques dans le monde tout en étant rentable..)
On n’oublie pas notre côté écolo, nous dit la direction, « nous participons à l’effort collectif » contre le réchauffement climatique, nous avons d’ailleurs une certification… cependant cela ne nous empêche pas la rentabilité, précisons-le c’est important ! »
Plus loin de préciser encore : « Nous nous sommes également engagés à prendre en compte les préoccupations croissantes des voyageurs qui visitent notre parc et nous continuons à renforcer notre fort engagement environnemental et social. »
D’ailleurs faut-il encore dire que « Uncharted, un hyper-grand 8 avec 1G d’accélération qui promet d’être... “immersive” qui se basera sur le film de Sony Pictures et qui doit être inaugurée d’ici la fin de l’année. De quoi faire gonfler le chiffre d’affaires ».
Nous avions les hyper-marchés maintenant on a l’hyper grand 8 qui vous en promet.
« Olivier Héral, responsable d’un parc dit : “Nous voulons davantage offrir une expérience au visiteur ; nous voulons lui raconter des histoires et pas seulement à travers de la technologie pure. Bien sûr que nous pensons à un projet lié à de l’intelligence artificielle ; on sent bien une vague de fond sur ce thème qui m’interpelle. On n’a pas encore trouvé le moyen d’en “parler” et de faire comprendre quels en sont les bénéfices…”
On peut constater le travail inconscient que génère le concept d’immersion avec des images sur la mer, les vagues dans les discours. Et puis, il n’y a pas que le bidouillage numérique qui créée des sensations, peut-être qu’il y aura une narration, une vraie histoire ? Que peut-on entendre ici ? L’espace immersif, les suggestions proposées ne raconteraient pas grand chose en elles-mêmes ? Sensation et Contemplation ne peuvent être que le produit sinon la conséquence de l’outil numérique et ne seraient pas susceptibles de porter du sens ? Alors quels sont les buts de ces moments immersifs ?
La narration façon Walt Disney serait la seule porteuse de sens parce que véhiculant un discours ? Mais on a vite fait de se rattraper de l’aventure sémiologique de l’immersion, plus loin un paragraphe titre en reprenant le contenu de l’interview qui va suivre : L’immersif, “ça fait avancer notre secteur et c’est bien !”
Ouf ! Nous voilà sauvés !
Dans cette ambiguïté non réalisée sur la question du Réel et de l’impact de la narration qu’ouvre potentiellement les principes immersifs, la question que nous développerons plus après ne semble pas tranchée dans le discours d’un responsable de parc :
Nous lisons en titre de paragraphe : « Aquascope : “On ne saura plus ce qui est réel ou non…” »
Plus loin : « Et on ne saura plus trop ce qui est réel ou non... On aura un bassin où tout le fond est un immense écran en Led et où l’on fait croire que l’on est dans des abysses. On peut ainsi s’amuser à créer des illusions amplifiées… »
‘Illusions amplifiées’, si l’illusion est déjà une amplification du réel, que peut-être une « illusion amplifiée »? Sinon une qualité du « toujours plus encore une fois ? »
Plus loin, le journaliste retranscrit encore : « Être au plus proche du Réel, c’est un virage qu’a amorcé le Futuroscope il y a déjà plusieurs années. »
Donc, il semble que nous ne parlons pas du même Réel : dans le langage du parc d’attraction « le réel » cela veut dire le virtuel… À ne pas confondre avec le Réel objectivé de la psychanalyse, celui-là même qui nous permettra dans la seconde partie de discerner les processus immersifs, d’où l’importance des vocabulaires.
Nathalie Rossignol, présidente du Groupement du Canal, dit quant à elle : « Le mapping – projections lumineuses – directement sur la façade du château, c’est une technique impressionnante ; extrêmement ludique et qui contribue à faire vivre une vraie expérience au visiteur. Car c’est cela que les gens désirent aujourd’hui : vivre une expérience. Une immersion totale .»
Puissions-nous expérimenter la vie sans avoir besoin d’aller dans un parc d’attraction. La société serait-elle à ce point malade pour ne trouver du sens que dans ce contexte ? Le fameux « besoin » dont nous parlions plus avant, certainement…
Si l’idée salutaire que l’on retrouve communément dans les principes immersifs essaie d’entretenir une ambiguïté entre le Réel et le virtuel (souvent confondu avec le principe immersif) l’idée d’immersion est conceptualisée et il peut être intéressant dans la mesure où cela permet de placer le « client » (le mot est employé dans l’article) dans cet écart immersif (nous en parlerons plus loin) et lui permettre de « dompter » ses sensations et ses émotions, et ainsi apprendre tout doucement et de façon ludique (pourquoi pas ?) à se connaitre mieux lui-même.
Dans l’article ou la redondance du mot « ludique », qui n’est pas un gros mot en soi car nous avons tous droit au plaisir et au divertissement, l’article fait transparaitre un domaine non-maitrisé par ses responsables celui du sens et de l’importance des processus immersifs dans ce qu’ils engendrent de façon sociale, psychique, artistique (d’ailleurs, nullement n’y est fait mention de l’approche créative), choix délibéré, ignorance, méconnaissance, quoiqu’il en soit la proposition immersive est subordonnée à la rentabilité, et plus que cela « au toujours plus ».
Et finalement l’illusion proposée est une illusion dans la proposition même.
II - Regard historique de l’immersion et concepts théoriques
a - Histoire
Si la caverne primitive avec les toutes premières restitutions « multimédias » entremêlaient sons résonants dans des alcôves choisies en conscience et intuitivement pour leurs qualités acoustiques, quelques courants d’air faisant vaciller les flammes, donnant ainsi du mouvement aux fresques peintes sur la roche, tandis que la voix relatait dans un théâtre d’onomatopées et des moments intenses vécus à la chasse ; cette forme d’immersion primitive avait une réelle fonction imaginative, narrative, spirituelle et rassembleuse de la cohésion du groupe et de son devenir.
L’origine de la « performance » comme acte artistique nous vient de la fin des années 60-70 avec des mouvements tels Fluxus, l’idée forte au travers de l’acte performatif demeure celle d’établir une continuité entre la question même de l’art et celle de nos quotidiens, à moins qu’il s’agisse plutôt d’en gommer les frontières ou encore de permettre une ligne poreuse entre ce qui est de l’ordre du Réel et ce qui est de l'ordre de la proposition artistique comme transposition des imaginaires et ouvertures des esprits et des consciences ; à se laisser glisser dans ces idées il pourrait y avoir là un soupçon d’utopie.
Ces concepts menés par les performeurs de l’époque n’était pas nouveaux, ils s’inscrivaient déjà dans la philosophie de l’art nouveau ; il s’agissait de proposer ce qui « faisait œuvre » avec un accès à tous, une démocratisation de l'art ; l’idée était qu’il ne soit pas dissociable de la vie même, qu’il retrouve sa fonction, son utilité primordiale et qu’il ne soit pas objet uniquement de plaisir et de représentation divertissante.
Qu’il s’agisse de Joseph Beuys ou Marina Abramowicz, il y a donc un aspect politique dans le meilleur sens du terme et la pratique performative en général. Elle est la continuation depuis le symbolisme, en passant par l’art nouveau, le mouvement dada, le surréalisme ou encore les ready made de Duchamp d’une pensée qui nous invite à reconsidérer la fonction première de l’art à la façon d’une forme d’approche chamanique, entendons par là qu’il s’agit de revenir à une forme de pratique rituelle comme c’était le cas dans la forme immersive primitive de la caverne de sapiens.
Il s’agit de reconsidérer la nécessité intrinsèque à la nature humaine depuis les premières expériences multimédias alliant lumières, sons, peintures, théâtralité, de pouvoir rouvrir comme dans l’Orphée de Cocteau, des portes au-delà du miroir matériel sinon matérialiste en renouant avec les symboles comme voie d’entrée vers une connaissance profonde de nos natures humaines et spirituelles.
Et du mythe de la caverne de Platon, il n’y a qu’un pas en voyant ici l’allégorie de cette caverne d’ombres, c’est à dire que la réalité pourrait même se situer en dehors du champ habituel du quotidien, lui-même battit d’illusions ; le spectacle immersif serait une opportunité pour franchir le voile dans une approche qui deviendrait alors une vraie question d’ordre spirituel.
Le rapport direct avec le public, la recherche de non-séparation aura pris diverses formes, le happening ou les installations dans les musées où le public peut déambuler à sa guise, entrer et sortir du processus ont tout leur intérêt tandis que l’art numérique plus qu’un simple outil, devient un moyen révolutionnaire pour repousser encore plus loin que le réel des espaces visuels, sonores, temporels et physiques et permettre les franchissements de frontières oscillant entre subjectivités mentales et physiques.
Au-delà des possibilités d’extensions du Réel que permet l’art numérique en prenant des médias variés (sons électroniques et plus largement sons fixés, art vidéo, réseau internet, mapping…), les connaissances de plus en plus affinées de nos capacités cérébrales, les pratiques telles l’hypnose et les techniques approchantes permettant des états modifiés de conscience ont nourri des pratiques artistiques utilisant le numérique à des fins d’ouvertures d’imaginaires, d’accès à des connaissances (de soi-même, des autres et du monde), en jouant de l’élargissement des perceptions, repoussant ainsi des limites que les formes d’art et les représentations traditionnelles n’arrivaient plus à combler.
De plus, le numérique a permis encore plus que le seul happening et la possibilité du « regardeur » de réaliser (au sens étymologique du terme) son propre tableau et pour reprendre la pensée de Duchamp, de donner la capacité interactive à celui qui n’est plus seulement un spectateur mais un être agissant et donc, une personne qui saisit la limite mouvante en lui de ses capacités d’action au monde.
Il y a donc une série de pratiques et de recherches qui permettent de comprendre les processus mis en jeu pour capter l’attention, pour accompagner le public que l’on peut qualifier de SpectActeur tant nous allons rechercher son implication, sa co-participation au processus créatif. Ainsi, notons que nous nous éloignons (à moins que ce soit elle qui initialement en soit déjà loin) de l’approche immersive proposée dans les parcs d’attraction : le discours, le sens et la notion de « besoin » qui apparaissait dans les interviews de l’article de « Dis-leur » ne racontent pas la même chose.
Le passage d’un monde objectivé, du « Réel » dans l’idiome psychanalytique et vers l’imaginaire, devient tout l’enjeu de l’art. Mais cette démarche ne devrait pas en être moins dénuée d’éthique, car de l’ouverture de conscience à la manipulation des esprits il ne pourrait y avoir qu’un pas…
Ainsi, pour opérer ce processus, l’artiste doit entretenir une vive réflexion.
Beaucoup d'installations entretiennent une ambiguïté entre le Réel et le virtuel ; certains pourraient être amenés à dénoncer cette ambiguïté au nom d'une certaine dangerosité dans ce qu’elle pourrait dévier vers une tentative d’emprise sur les personnes. Le caractère immersif est la route que prenne les chargés de communication des meetings politiques et les bonnes écoles concernant le sujet en ont été les fascinations de masse orchestrées déjà à l’époque des heures les plus sombres de l’histoire.
Mais cette ambiguïté, pour en revenir à la question artistique, la délicatesse ou le trouble de ce passage n'est-il pas le principe même de l’art depuis ses origines ?
b - types immersifs
Emmanuel Kant fait une distinction entre tromperie et illusion ; c’est à dire que l’immersion comme l’illusion n’est pas empêchée par la conscience de distinguer une frontière entre deux mondes. L’immersion est donc plus proche de l’illusion que de la tromperie. Mais l’immersion elle-même peut être outil de manipulation individuelle et/ou collective.
« …Si le coauteur n'est pas conduit habilement - et c'est là un art - à entrer dans le jeu avec toute la conscience et la disponibilité que l'expérience exige pour « faire art », il ne fera que remplir les vides laissés par l’auteur. Il est évident qu'une telle attitude ne s’acquiert pas du jour au lendemain et qu'une éducation progressive du public est nécessaire. » L’art Numérique - Norbert Hilaire et Edmond Couchot.
Il y a immersion lorsque le sujet cède sa résistance physique ou psychique à la proposition en présence. Cela ne veut pas dire que l’être subit nécessairement mais qu’il consent à coopérer ; cela est valable aussi dans le cas d’état hypnotique : il n’est pas possible d’être mis en état d’hypnose si on s’y refuse. Il y a donc un déplacement conscient ou subconscient, une part active en mouvement qui consent à se faire immerger.
« L’important est de mettre le spectateur en mouvement » dit Kant.
Pour amener le public dans une situation immersive, le média artistique influe donc par le biais du jeu des sens.
Ainsi, chaque art va utiliser ses médias perceptifs propres.
Pour Etienne Amato il y a deux types d’immersion :
Une immersion « contemplative » qui est souvent la conséquence d’une narration et une immersion « participative ».
Dans « Boussole » avec la compagnie de danse Meaari, le public était invité avant même l’entrée dans la salle de spectacle à télécharger une application sur son téléphone ; les mots et les sons entendus utilisaient des procédés d’hypnose afin de mettre les personnes que nous avions coutume d’appeler « on-lookers » dans un état de réceptivité optimal.
Le « on-looker » se laisse porter par une narration, il y a par le principe hypnotique ou méditation, une section « régressive » qui invite à positionner le public dans des « cocons individuels ».
Mais le corps lui-même des danseuses sortait régulièrement du spectacle (qui n’était d’ailleurs pas frontal et qui invitait les personnes à interagir, parfois de façon très simple, en se déplaçant pour effectuer l’action proposée) ; le spectacle sortait de sa fonction représentative et devenait une réalité comme chez Pina Bausch, où les danseurs se mettent subitement à faire étalage de leur vie intime et de leurs difficultés de danseur ; ainsi du spectacle à la revendication, le cadre semble s’effriter, c’est un jeu immersif improbable (« la France a peur », information nouvelle donc potentiellement dangereuse).
En ce qui concerne l’immersion, pour Bernard Guelton, il s'agit en premier lieu d’information : « Plus l’information est nouvelle, plus elle est susceptible de retenir l'attention du sujet et dans certaines conditions de provoquer une situation immersive ». (Figures de l’immersion).
Lorsque le public est partie prenante de l’action, c’est à dire qu’il va interagir de façon physique (car on peut considérer qu’une attention portée de façon consciente est un mode actif), pour Jean-Louis Weissberg, il s’agit d’une œuvre participative et il nomme d’ailleurs la personne du public « SpectaCteur ».
Si ce que nous appelons classiquement « immersion » signifie pénétrer un monde d’action et de perception modifié et nouveau, rendu possible par un dispositif technique, et si on peut distinguer dans un premier temps plusieurs types d’immersions, il faudra faire des nuances :
L’immersion contemplative chez Gordon Calleja (« In game, from immersion to incorporation ») se distingue en deux modes : une immersion comme transport (nous transposant mentalement dans un espace différent) et une immersion comme absorption (nous impliquant avec toute notre attention dans le lieu en présence).
De mon côté, tout en ne perdant pas de vue ces deux principes fort justes je préfère nommer le premier « focalisation » et le second « espace étendu ».
Sans que le corps paraisse impliqué dans un mouvement d’adaptation à la situation, les processus de chaque pratique artistique peuvent utiliser des principes permettant l’absorption (ou focalisation).
Lorsqu’on se trouve en situation immersive, on peut se poser la question de la partie consciente ou inconsciente qui est impliquée dans ce processus : la notion d’immersion n’est jamais totale et elle est un curseur jouant des parties objectivées, de notre présence consciente vers un état qui nous déplace dans un espace physique et temporel différent (soit par l’absorption mentale, l’imagination et l’état intérieur que provoque un son par exemple avec les médias invisibles du son, soit par le visuel, prolongation tangible de l’imaginaire, soit par l’action et l’interaction proposés dans cet imaginaire (fiction et virtualité) ou encore dans une situation « qui nous sort » du spectacle et nous plonge de plein pied dans le réel du quotidien et de l’action.
Une immersion réelle est une forte implication dans une émotion, une situation urbaine réelle, un paysage réel comme chez Bill Viola.
Dans les années 90, l’art numérique a permis avec les techniques et les systèmes de RV des installations complexes qui permettaient de plonger dans des environnements singuliers pour transposer le « SpectaCteur », à l’aide de capteurs de mouvements dans une réalité celle-ci, virtuelle.
C’est grâce à ce type d'installation que la personne peut accéder à une immersion tridimensionnelle visuelle et sonore (par la spatialisation des haut-parleurs).
Cependant, il faut préciser que la sensation intense de réalité n'est pas liée exclusivement à l’immersion : beaucoup de dispositifs semblent la provoquer sans obligatoirement plonger le « SpeCtateur » dans l’image : certains système stimulent la perception kinesthésique sans produire d'images ou certains mouvements peuvent être traduits en jets sonores qui sont ensuite joués de façon spatiale grâce à des interfaces midi (immersion participative, d’interaction).
Les médias ergodiques qui proposent des possibilités d’interaction, comme cela est le cas pour les jeux vidéo et les médias non ergodiques (cinéma, littérature…) ne peuvent utiliser les mêmes processus et outils permettant d’accéder à des espaces immersifs, l’immersion s’appuyant sur la nature et les moyens utilisés dans chaque proposition artistique.
Une immersion fictionnelle ou virtuelle contient des artefacts créant une réalité autre, elle tend à dissocier le conscient du processus d’immersion ; en ce sens, le sujet sait qu’il y a narration. Ce type immersif s’oppose à une immersion « en tension » comme nous la retrouvons dans le jeu vidéo où le sujet est dans une confrontation avec l’action proposée ; le cinéma, avec sa nature narrative, est une immersion fictionnelle mais il est multiple dans ses approches, la fiction tend à se dissoudre lorsque la caméra est pensée comme un prolongement de l’œil du sujet qui joue des rapports entre le vu et le potentiellement observable, alors cela devient une immersion en tension. Ainsi le cinéma, pourtant frontal peut entretenir une narration immersive, le montage, les récurrences, le sons, le cadrage etc. participant à cela.
Citons à ce propos avec le cinéma d’Alain Cavalier ; le film « Pater » entretient magistralement l’ambiguïté entre réalité et fiction ; les moyens techniques mis en place vont des principes de cadrages qui donnent à « ressentir le filmeur » sinon à s’identifier à lui mais la narration et le scénario volontairement ambigus nous associent et nous dissocient en permanence d’une potentielle réalité documentaire ou d’une fiction à part entière.
S’il y a des immersions continues ou « coupées » comme au cinéma, celui-ci, par son caractère narratif et la relation son/image, permet de rapprocher le « SpectaCteur » ou de le distancier.
Le film : « le scaphandre et le papillon » (autobiographie de Jean-Dominique Bauby, film réalisé par Julian Schnabel), nous propose une immersion continue (narrative et visuelle) puisque nous devenons le personnage du film (la caméra est son oeil) sans pour autant avoir la capacité d’interagir avec la narration puisqu’il s’agit d’un film de cinéma.
Enfin lors d’une immersion virtuelle : la dissociation est floue ou mince (c’est le cas des simulateurs de vol par exemple). Mais celle-ci ne plonge jamais le sujet à 100% dans sa virtualité car elle en deviendrait alors une réalité à part entière.
III - L’écart immersif
L’immersion tente donc de minimiser la frontière entre présentation et représentation ou entre le signifiant et le signifié.
Ainsi, c’est donner la possibilité à chacun d’y entrer et d’en sortir à souhait. Pour passer d’un monde ou d’un état à l’autre, il faut alors que le « code » proposé soit clair pour le participant car plus les codes de l’immersion sont aisés, meilleure est sa qualité. Et nous pouvons dire que pour permettre un état immersif il n’est donc pas nécessaire de créer une tromperie mais de permettre des perceptions modifiées, on peut utiliser des illusions puisque celles-ci permettent un écart immersif.
Ainsi, « L’écart immersif » contient les éléments entre la partie « prolongée » (monde proposé de l’immersion) et le Réel : distances entre réalité-fiction/imaginaire/absorption.
« Ce que nous voyons ce sont des conventions interposées entre l’objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes/conventions qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le distinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie ». Henri Bergson
Ainsi un outil (comme un joystick dans le cas des jeux vidéos mais aussi des autres interfaces, des écouteurs, lunettes spéciales etc.) participent à changer signes et conventions.
Il semble que l’immersion est plus importante lorsque le sujet a une capacité d’action sur ce qui est proposé, à ce moment-là il adapte et modifie ses perceptions.
Cela ne manque pas de faire penser à la théorie de la robustesse du biologiste et philosophe Olivier Hamant (« Antidote au culte de la performance - La robustesse du vivant » (ed. Gallimard) ; c’est à dire que l’adaptabilité à une ou plusieurs situations variées nous permet de trouver les ressources les plus fortes aux possibilités de modification de nos systèmes cognitifs personnels.
Ainsi, lorsqu’on commence grâce aux codes ou aux conventions proposées à changer les associations relatives aux objets perçus dans une réalité, notre capacité d’immersion est plus grande car nous avons ouvert un potentiel d’adaptabilité plus large.
Par opposition, nous pouvons dire que plus les croyances sur les associations nom/objet sont figées, plus la capacité d’immersion est difficile. L’artiste qui souhaite plonger une audience dans une forme immersive a fait donc des choix éthiques.
« L’expérience de l’immersion n’est pas tant l’expérience d’un monde que l’expérience d’une rencontre entre deux mondes ». Bruno Trentini - Figures de l'immersion.
S’il y a un grand intérêt à ne pas gommer complètement la frontière entre réalité et « espace étendu » mais plutôt en permettre la porosité à des fins d’usage conscient de son libre arbitre, ces propos de Char Davies sont particulièrement résonnants :
« Mon but est d'utiliser l'espace virtuel afin d'abolir les frontières entre sujet et objet, intérieur et extérieur, soi et autrui. Ce faisant mon intention est de rafraîchir notre perception d’être, d'exister dans le monde. Je veux re-sensibiliser les participants au fait extraordinaire d’être vivant, sensible et incarné, ici et maintenant, si brièvement plongés que nous sommes dans le flot de la vie à travers l'espace et le temps ».
Certains phénomènes limitent l’immersion s’ils ne sont pas tout simplement « contre-immersifs ». L’utilisation d’interface ou ce qui fait office d’interface, entendons par là un outil réel ou virtuel qui permet le va et vient entre réalité et monde immersif permet de limiter ces frottements. Mais n’est-ce-pas cette possibilité du sujet d’ouvrir à souhait ces espaces qui est l’intérêt de l’immersion : conscience, ouverture imaginative, liberté d’action ?
Il semble important donc de maintenir un écart immersif grâce à des codes visibles car il permettent à chacun d’accéder plus fortement à une capacité réflexive. Emanuel Kant nous dit que c’est de cette façon qu’on peut accéder à une capacité de jugement esthétique.
Par exemple lors d’enregistrements sonores, le derushage peut sembler magique, sinon plus que le moment de la présence effective sur le lieu de l’enregistrement ; au point où nous pouvons douter de notre capacité à apprécier un moment dans un présent. Mais cette capacité réflexive mettant entre la source et le preneur de son avec l’objet de l’enregistreur ou de l’ordinateur est peut-être la raison de cette sensation…
La notion de « frottement » dans les processus d’immersion nous confronte à des objets ou des sons extradiégetiques, c’est à dire des objets qui sont extérieurs au déroulement en présence : dans le cas d’une diffusion sonore avec 4 enceintes enveloppant le public, des sons entendus à très bas volume qui peuvent être potentiellement des sons venus de l’extérieur (rues entourant le théâtre). Ainsi le public se prolonge inconsciemment vers une écoute élargie pour essayer de discerner les choses plus clairement : s’agit-il d’une illusion auditive, des sons réels de la rue ou de sons faisant partie de ce qui se déroule en terme de spectacle ?
Superposition des propositions : dans les travaux mené au MIM dans les années 2010, les analyses des rapports entre le son et l’image en unités sémiotiques temporelles ont ouvert la voix notamment à des possibilités de contrepoints ou de superpositions entre les deux médias ; comparable au principe de polytonalité musicale où certaines œuvres de John Cage usant de superpositions sonores dans l’espace, paraissent tous droits hérités des expériences de Charles Ives (orchestres dont les discours différents se superposent), le rapport du son et de l’image permettent d’ouvrir alternativement et à souhait des espaces en dehors du propos univoque, ces éléments extradiegétiques agissent comme un prolongement plus ou moins conscient vers des espaces extérieurs au discours ambiant.
Le contrepoint s’appuie sur les éléments précis d’un discours pour en développer un second, la superposition semble plutôt jouer de l’aspect aléatoire des rencontres et synchronicités improbables entre les discours (c’est plutôt une pensée Cagienne).
Mais si tout l’intérêt pour le « SpectaCteur » est de posséder une clef de sa propre capacité d’adaptabilité d’observation de lui-même, et que cette conscience de liberté potentielle est une porte ouverte à une meilleure connaissance de soi, le temps du sujet à s’adapter ne devrait pas être négligé et donc être relativement conséquent.
Nous pouvons nous poser la question, dans le cas d’une immersion de focalisation, qu’est-ce qui permet cela dans le son.
L’exemple depuis les « musiques d’ameublement » d’Erik Satie pourrait nous donner quelques pistes dans l’idée d’une musique qui n’est pas perçue comme détachée physiquement de celui qui écoute, une musique qui n’est pas représentative :
« Il y a tout de même à réaliser une musique d’ameublement, c’est-à-dire une musique qui ferait partie des bruits ambiants, qui en tiendrait compte. Je la suppose mélodieuse, elle adoucirait le bruit des couteaux et des fourchettes sans les dominer, sans s’imposer. Elle meublerait les silences pesants parfois entre les convives. Elle leur épargnerait les banalités courantes. Elle neutraliserait en même temps les bruits de la rue qui entrent dans le jeu sans discrétion. Ce serait répondre à un besoin. »
Dans leur nature physique, certains aspects du son peuvent aussi avoir un impact direct sur le cerveau : les enregistrements binoraux permettent d’être transposés dans un espace extérieur au lieu de la production sonore ou au contraire ils utilisent les battements (« déphasages » graduels entre deux hauteurs) à la façon dont le compositeur italien Giacinto Scelsi l’a utilisé ; ce principe créant des états hypnotiques, la synchronisation des ondes cérébrales tendant à se calquer sur les battements reproduisent les ondes alpha, bêta etc…
Dans « Instant narrative » (2006-2008) de Dora Garcia, cette oeuvre utilise le principe de narration en plongeant le « SpeCtacteur » dans une possibilité interactive malgré lui :
Dans un musée, l’auteure écrit sur un ordinateur les faits et gestes des visiteurs. Ils se rendent compte que ses écrits tel un roman interactif est projeté au mur de la salle.
Se joue alors une dualité individuelle : « jouer le jeu de l’auteur » et interagir ou simplement observer du coin de l’oeil.
La kairotopie invite le "SpectaCteur" dans une immersion réelle et ouvre les deux formes : focalisation et espace étendu. Elle peut aisément, grâce au numérique, utiliser les techniques de la réalité augmentée et permettre un prolongement du réel sans s’y substituer ; ainsi réalité augmentée et réalités mixtes sont souvent alternées.
Ainsi la préoccupation créatrice qui s'attache aux processus immersifs devrait apparaître comme l'objectif principal de l’artiste et du programmateur ; c'est à ce titre que la relation avec ce qui fait œuvre peut ainsi prendre tout son sens entre l'observateur et la proposition.
Comprendre et analyser ces processus variés est ainsi un moyen de porter au mieux les langages pour leur donner une forme de matérialité (en faisant "vivre" le discours) si les procédés restent habités par des notions humanistes ; celles-ci s'émancipant de toutes tentatives de manipulation de l'attention et de la psyché.
D’un point de vue musical, dans la création de ses « musiques d’ameublement, Erik Satie imagine une immersion sonore :
« Il y a tout de même à réaliser une musique d’ameublement, c’est-à-dire une musique qui ferait partie des bruits ambiants, qui en tiendrait compte. Je la suppose mélodieuse, elle adoucirait le bruit des couteaux et des fourchettes sans les dominer, sans s’imposer. Elle meublerait les silences pesants parfois entre les convives. Elle leur épargnerait les banalités courantes. Elle neutraliserait en même temps les bruits de la rue qui entrent dans le jeu sans discrétion. Ce serait répondre à un besoin. »
Dans leur nature physique, certains aspects du son peuvent aussi avoir un impact direct sur le cerveau : les enregistrements binoraux permettent d’être transposé dans un espace extérieur au lieu de la production sonore ou au contraire ils utilisent les battements (« déphasages » graduels entre deux hauteurs) à la façon dont le compositeur italien Giacinto Scelsi l’a utilisé ; ce principe créant des états hypnotiques, la synchronisation des ondes cérébrales tendant à se calquer sur les battements reproduisent les ondes alpha, bêta etc…
Dans « Instant narrative » (2006-2008) de Dora Garcia, cette oeuvre utilise le principe de narration en plongeant le « SpeCtacteur » dans une possibilité interactive malgré lui :
Dans un musée, l’auteure écrit sur un ordinateur les faits et gestes des visiteurs. Ils se rendent compte que ses écrits tel un roman interactif est projeté au mur de la salle.
Se joue alors une dualité individuelle : « jouer le jeu de l’auteur » et interagir ou simplement observer du coin de l’oeil.
La kairotopie invite le "SpectaCteur" dans une immersion réelle et ouvre les deux formes : focalisation et espace étendu. Elle peut aisément, grâce au numérique, utiliser les techniques de la réalité augmentée et permettre un prolongement du réel sans s’y substituer ; ainsi réalité augmentée et réalités mixtes sont souvent alternées.
Ainsi la préoccupation créatrice qui s'attache aux processus immersifs devrait apparaître comme l'objectif principal de l’artiste et du programmateur ; c'est à ce titre que la relation avec ce qui fait œuvre peut ainsi prendre tout son sens entre l'observateur et la proposition.
Comprendre et analyser ces processus variés est ainsi un moyen de porter au mieux les langages pour leur donner une forme de matérialité (en faisant "vivre" le discours) si les procédés restent habités par des notions humanistes ; celles-ci s'émancipant de toutes tentatives de manipulation de l'attention et de la psyché.
Conclusion :
Ainsi, il ne s’agit pas d’opposer une immersion qui serait positive, constructive sinon constitutive de l’individu face à une immersion qui tend à appréhender des espaces de plaisirs et de « déconnexion », mais de pouvoir en discerner les formes, les enjeux, les discours, les sens, ou encore les valeurs intrinsèques car c’est un terrain « d’abandon du sujet » qui doit fonctionner dans les confiances réciproques et où l’éthique personnelle et les questions de transmission sont fondements de ces processus.



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