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Photo du rédacteur Philippe Festou

Histoires vraies des sons : assis à une terrasse de café...

Assis à une terrasse de café avec deux amies sur une des places du centre ville.

Nous commandons des verres de vins tandis qu'un musicien fait la balance de sa voix et de sa guitare devant ce même café ; nous sommes à une trentaine de mètres de lui. Apparemment, il va y avoir de la musique dans quelques minutes, chouette !

Il fait quelques accords, compte un, deux, trois, quatre... au micro. Tout semble bien fonctionner. L'homme pose donc sa guitare et nous continuons de discuter ensemble tranquillement tous les trois.

D'ailleurs, autour de nous, des clients quadragénaires et quinquagénaires font de même. Chacun semble apprécier la douceur de ce moment de la mi-août où la chaleur de la journée a laissé place à une petite brise qui est vraiment la bienvenue.

Ça y est, la musique prend son espace dans l'invisible de l'air. Le chanteur-guitariste enchaîne les tubes de la chanson française avec peu de silence, certes, d'un morceau à l'autre ; ça déballe ! Dès le début nos conversations deviennent difficiles car le niveau sonore est élevé au point où nous sommes obligés de forcer sur la voix et de ponctuer nos phrases par de régulier "hein ?". Rapidement notre écoute réciproque se transforme en "tentatives d'écoutes".

Comme c'est systématiquement le cas dans les musiques sur les terrasses, le son des enceintes monte graduellement pour gagner jusqu'à 10 décibels de plus qu'au début de la performance : installation d'un pouvoir inconscient par le son ? Timidité du musicien qui se mue progressivement en prise de confiance inversement propostionnel à une baisse de la conscience ? Certainement tout à la fois... Le volume c'est la puissance !

D'une musique ambiante qui aurait la capacité de s'insérer dans les insterstices des conversations sans les violenter, les colorer finement et les rythmer, en épouserait délicatement l'atmosphère au demeurant si agréable d'une fin de journée en été, la situation devient plus que délicate, laisse poindre une petite crispation.

Le son du chanteur a pris le pouvoir sur les discours des tables et se déploie dans un temps qui prend du temps. La musique qui aurait pu se ressentir sans imposer définitivement son propos se mue en un concert non annoncé au point où les conservations autour des tables sont dans l'obligation de stopper ou de se contenter du strict minimum pour que l'on ne braque son attention (on n'a plus le choix) plus que vers l'homme à la guitare et dont il est possible que l'égo, porté par le chant soit à son comble : ça y est, la terrasse l(m)'écoute !

Derrière nous à une trentaine de mètres aussi, là c'est surréaliste ! Une danseuse en costume traditionnel thaïlandais fait une apparition d'abord sonore et puis danse au pied des tables devant un restaurant asiatique le tout sur une musique du pays un "peu" sirupeuse ; cela ne dure pas longtemps mais c'est suffisamment présent pour se questionner sur la raison profonde de cet événement à ce moment là : "battle" sonore pour cause de concurrence ou surdité des deux parties ? Ou encore, un pack : "battle" de sourds ?

Nous sommes cependant au centre de la table de ping-pong même si un rebond boisé de balle à ce moment là ne m'aurait pas autant crispé ; dans un geste entre l'énervement et l'abnégation je sors mon smartphone qui contient une application de sonomètre : des pics dépassent les 86 décibels (alors que nous sommes à 30 mètres et au centre des deux sources sonores...)

86 décibels ? C'est le son de la circulation des champs élysées sans discontinuer à côté de votre table tandis que vous sirotez "tranquillement" une bière. Mais ici, cela laisse songeur quant au niveau à la source, juste devant les enceintes... ou même à 15 mètres d'elles ; nous gagnons environ 3 db par moitié de distance, ce qui au final doit donner quelque chose comme 92 db sous les enceintes ! C'est décoiffant comme l'accord de guitare de Marty Mc Fly dans "Retour vers le futur" ou encore, c'est le passage d'un tgv en continu quand on est à 3 mètres des rails (mais sans les paroles de "Jobi Joba" qu'au reste je n'ai jamais comprises...)

Tiens, une femme et un homme en armes de la police municipale viennent au milieu des tables puis se dirigent vers le patron du bar ; la musique s'arrête sans avoir besoin de dégainer... Moment de grâce qu'on n'aurait pas imaginé à l'époque (révolue et lointaine) lorsque le musicien testait tout doucement son matériel en comptant jusqu'à quatre seulement.

Ce répit aura été de courte durée finalement car l'homme fait un rapatriement de tout son matériel à l'intérieur du bar (une habitude certainement), puis, il reprend la suite de son répertoire comme si de rien n'était...

Et là, surprise, il me semble à cet instant laisser échapper un rictus trahissant "un peu" de ma contrariété et ma déception mélangés. Le son est aussi fort sinon plus encore et la vibration en est même amplifiée par l'intérieur vide du bar ! Le musicien a compensé ce qu'il croyait une perte d'amplitude en montant le volume (attention, si une envie vous était venue d'aller aux toilettes en rentrant dans l'établissement sans bouchons d'oreilles...)

L'homme chante maintenant derrière la vitrine du bar tel un poisson dans un aquarium à la différence près que les poissons sont généralement silencieux, surtout les carpes... Mais le filtrage des aigus causé par les vitres très réverbérantes nous laisse passer beaucoup de fréquences excessivement graves à notre endroit (les sons graves ont la particularité d'avoir une durée et une propagation plus longue).

Finalement, la musique finit par s'arrêter, ce qui a soulagé notre sensation de lutte dans nos dialogues. Nous ne mesurons que trop peu ces contextes sonores (effets cockails party ou saturation sonore des boites de nuits par exemple), lorsque nous rentrons chez nous épuisés non pas tant par une consommation excessive d'alcool que par une exposition de plusieurs heures où notre voix dans un principe d'ergo audition a tenté de trouver toutes les ressources nécessaires pour s'adapter au contexte, s'engouffrer dans des créneaux sonores, usant de modulations, d'accents et filtrages intuitifs tandis qu'une partie du cerveau gère nos capacités d'écoute en faisant un travail considérable pour s'adapter tant bien que mal à la situation.

Mais revenons sur notre place. À la fin de la soirée, un serveur vient nous signifier que le bar va fermer et qu'il faut maintenant se diriger à l'intérieur, les bouchons n'étant plus nécéssaires cette fois pour aller régler, Marty a rangé son instrument.

Devant la caisse nous faisons part au patron de cette gène qui a fait que la communication s'en est trouvée bien amputée ; chose qui, sur l'ensemble de la terrasse bouleverse généralement les rapports sociaux alimentés par les dialogues, les échanges d'idées et informations sympathiques dont les protagonistes pensent initialement et ici naïvement même qu'il est opportun de les vivre à l'extérieur, sur la place, autour d'un verre. Nous lui faisons donc part de ce sentiment de dépossession de nos échanges entre amis (je n'irais pas jusqu'à l'idée de prise d'otage, car rien ne nous empêchait de nous enfuir en De-lorean). Si un concert avait été annoncé, nous aurions pu faire un choix, même à un niveau de décibel élevé, en connaissance de cause, nous aurions même pu aller écouter un concert de métal si le contexte s'y prêtait ; mais qui pouvait savoir que la musique que l'on pensait se dérouler dans un principe plutôt 'piano-bar" se transmuterait quasiment dès le début de la soirée en véritable concert pour malentendants, dans une situation devenant frontale et où il n'y avait plus d'autre choix que d'être tourné vers le futur show ?

C'est encore une fois et toujours la question de la conscience qui se pose et dont cet exemple montre la déficience : celle de saisir par la connaissance ou l'intuition à quels endroits peuvent se situer les différents contextes sonores, leur sens, leur éventuelle utilité, et de là, quelles seraient les matières en proposition les plus en adéquation avec le lieu où elles sont proposées ; car à ce moment là, leur propos, leur dynamique, leur intensité en seraient variées et variables, adaptées et adaptables.

Au moment de payer, le patron nous précise que la police est venue faire appliquer l'arrêté préfectoral stipulant que la musique live doit être donnée à l'intérieur des murs de l'établissement et pas en terrasse : il suffisait que cela soit acté tandis que le niveau de décibel restait sensiblement identique pour rentrer dans les clous ; cela montre une fois de plus l'absurdité d'une répression et d'une exécution de l'ordre dénués de toute logique et de tout réalisme.

Nous avons beau insister devant le patron sur la question du contexte sonore, sur ce que nous avons vécus et ressentis, visiblement, il "n'entend" pas nos mots, il reste sur la question des autorisations préfectorales. Comme la musique, le son n'était que des objets quantifiables et gérables par des principes, des normes, des arrêtés, des approches culturelles déficientes et dissonantes sans en sonder l'appréciation, les sensibilités de ceux à qui elle est pourtant destinée.

Lorsque j'évoque parfois que la mauvaise utilisation sonore est la seconde cause de morbidité dans le monde (après la pollution atmosphérique), cela étonne toujours... Il y a un million de mort par an en Europe de ses conséquénces si l'on ne s'en tient qu'aux bruits de la circulation ; ces chiffres et études réalisées ces dernières années proviennent du site du ministère de l'environnement en France (Lien ici).

Dans le contexte de notre café, le lourd manque de discernement quant aux natures des sons et leurs impacts touche autant le responsable de l'établissement, le musicien impliqué que l'administration qui fait appliquer bêtement une circulaire dont la rédaction est sortie de tout contexte d'expérience et de connaissance réelle sur la question des sons et de leurs impacts sur les êtres.

Comme le précise Juliette Volcler dans son livre "l'orchestration du quotidien" (éd. La découverte), gérer l'impact du son n'est pas qu'une histoire de décibel contre lesquels nous devons construire des murs absorbants (on en voit sur les autoroutes proches des lieux d'habitation), véritables amplâtres sur la jambe de bois de l'ignorance des mondes des sons. Il s'agit d'avoir une connaissance du sonore, une compréhension de ses enjeux sociétaux, de ses multiples et fines modulations, des impacts émotionnels et mentaux et physiologiques qu'il induit sur le vivant. Il ne s'agit pas d'enfouir le sonore derrière des matières qui gommeraient leurs propriétés, empêchant ainsi toute expression et expressivité : il faut laisser vivre les sons en conscience pour en révéler justement à l'oreille toutes leurs richesses et permettre ainsi un développement de l'écoute de chacun. C'est cette écoute, cette (ré)-éducation de l'écoute qui changera les choses, par une réalisation de la fonction naturelle de l'oreille, l'altérité, l'acceptation de la différence et l'ampathie entre les humains dans un premier temps n'en seront que renforcées. C'est le propos que je tiens dans "L'oreille au monde" (éd. Delatour) : laissons donc vivre les sons pour émanciper l'oreille, ouvrir la conscience et le rapport que nous avons aux autres et au monde et, chose apparemment paradoxale, alors un réel silence en émergera tout naturellement, mais ça c'est une autre histoire...




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