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Photo du rédacteur Philippe Festou

De l'attention au monde et de la perception du son.

article de 2017


Nous marchons lentement, en longeant peut-être le quai d’un port ; ou bien sommes-nous assis sur le banc d’un jardin public ?

Nous pensons être enfin dans un certain calme, un silence relatif, une belle pause où nous pourrions bénéficier de la richesse du monde sonore où nous choisirions des phénomènes en conscience ; où ces sons, par leur infinies subtilités de matières et de placements dans un temps qui devient hors de notre temps linéaire, nous inviterait à retrouver les parties secrètes de nous même autant que des murmures improbables du monde.

Mais cette conscience apparaît alors et révèle autre chose, un ronronnement incessant, celui du bruit d’une route au lointain – il suffit de vouloir faire une prise de son dans un jardin pour s’apercevoir que le bourdon de cette route, pourtant à plusieurs kilomètres de distance de nous, n’est en réalité jamais très loin sur l’enregistrement. Ce son prend une partie conséquente de l’espace auditif, l’envahissant par un bourdonnement continu tandis que nous n’avions jusqu’alors pas tout à fait mis en évidence ce trouble dans notre intention préalable d’écoute.

C’est raté ! Le silence que l’on voulait imposer à son esprit, finit par nous faire rentrer dans une lutte contre le niveau grimpant des décibels ou apparaissant subitement à l’oreille.


L’autre soir, sur la place j’étais venu passer un moment calme ; je me suis attablé à un de ces restaurants. Un groupe musical commença à faire passer une soirée agréable aux clients, le matériel de sono était en conséquence, dès les premières notes, le son eut l’effet d’une effraction sonore.

Instantanément les conversations sur les terrasses des restaurants ont grimpé de 5 à 10 décibels ; il fallait bien cela pour continuer à être entendu seulement par son interlocuteur et percevoir à peu près clairement ce qu’il voulait dire.

Si on reste deux heures dans cette configuration, l’énergie de concentration supplémentaire et celle dont la voix a besoin en continu pour garder une attention qui finit par se diluer dans les limbes, rentre dans un conflit inconscient avec la source sonore qui a envahit l’espace en continuum.

Alors, une réelle fatigue physique s’installe en nous, sans que nous en sachions véritablement l’origine, une forme d’endormissement des perceptions auditives, et rien ne va en s’améliorant puisque comme c’est le cas généralement, le cercle vicieux du niveau sonore pour que chacun puisse maintenir sa place, augmente. Il est intéressant de constater que lors de performance de musique (aucune musique n’échappe à cela – peut-être le trac des musiciens rendant les débuts du concert un peu timide…), le niveau sonore est exponentiel ; il suffit de sentir la perception qu’on en a au début et qui évolue vers le haut progressivement, il suffit de sentir en soi qu’on lutte de plus en plus pour parler à l’autre, et surtout, comble de la chose, peu de personnes paraissent s’en rendre compte.

Cette absence de conscience est elle liée à une absence de connaissances basiques en acoustique (pour les musiciens) ? Mais est-elle aussi l’absence de conscience de nos propres perceptions, des perceptions et de l’univers sonore dans lequel on vient « surajouter du sonore ». Ne pas saisir comment la musique peut s’immiscer subtilement dans l’univers d’un lieu qui a déjà son identité acoustique propre en le transformant de façon positive est bien dommage !

Je me souviens d'un jour chez le coiffeur ; je suis rentré dans le salon, j’ai entendu de la musique comme c’est en général le cas dans un salon de coiffure.

Je me suis assis et mon oreille a été interpelée par ce qu’il passait à la radio : une musique étonnante alliant polytonalités et polyrythmies ; chose incongrue chez un coiffeur dont la tradition ou plutôt la facilité veut souvent qu’on y diffuse la dernière radio branchée et jeune sur la bande Fm… Je me suis rendu finalement assez vite compte qu’il n’y avait pas une radio qui était en marche mais deux radios. Elles superposaient, dans des combinaisons aléatoires très surprenantes et particulièrement intéressantes, deux chansons.

Lorsque je me suis retrouvé engoncé dans le bac afin que l’on me fasse un shampooing l’une des coiffeuses fut interpelée à son tour par ce qu’elle entendait, elle alla voir dans la remise et se rendit compte qu’en effet, deux postes de radio fonctionnaient en même temps… et cela durait depuis 9 heures du matin… il était treize heures ! Durant quatre heures personnes ne s’était rendu compte de la chose !

De quelle façon écoute-t-on ? Qu’écoute-t-on vraiment ?

Quel est le sens de ces moments musicaux donnés en toute inconscience du lieu, des autres et de soi-même finalement ? Une peur, peut-être, celle de combler un silence intérieur à tel point qu’on veut aussi le combler chez les autres ? Toujours ce fameux vide, ce fameux néant du silence qui dissout l’ego et le terrifie par le « rien ».

Dans la seule perception relative de cette notion d’absence de sons qui n’est jamais totale, on pourrait donc dire que le silence n’est donc pas une absence mais une conscience.

Pouvons-nous saisir par les sens, des atmosphères particulières, entendre profondément que l’architecture, les matières, le positionnement de notre corps et celui de notre esprit est différent d’un lieu à l’autre ?

De Marseille à Séoul, rien ne sonne pareil.

Pouvons-nous comprendre que l’atmosphère sonore est en elle-même changeante selon les heures de la journée, selon la température… Que le propre son de nos pas, celui de notre respiration, notre propre regard aussi délicats soient-ils influe ce même lieu et participe entièrement à sa vie et à la réalité qu’on en éprouve ?

Lorsque nous voyageons en train durant trois heures par exemple et que nous sommes plongés dans un silence de lecture ou de rêverie, avez-vous remarqué qu’à un moment du trajet, un frémissement sonore gagne dans une série de synchronies* l’ensemble du wagon et qu’il retombe après de la même façon qu’il est arrivé et cela, dans la plupart des cas ? J’ai l’intuition que ces synchronies existent quels que soient les lieux ; j’ai observé cela récemment dans un port fermé qui permettait justement de contenir plus facilement les sons et où je pouvais à la fois percevoir les phénomènes visuellement.

Cette conscience de l’univers que nous pouvons saisir par nos sens est une ouverture à nous même autant qu’une chance de développer en nous l’altérité ; dans notre monde contemporain tout concourt à nous couper de cette attention pourtant source de véritable joie : tout est fait pour nous absorber dans cet endormissement de l’attention, de la conscience de nos propres actes ; les écrans d’ordinateurs et de téléphones, le nombre considérable d’informations et de non-événements qui ont souvent peu d’intérêts mais qui détournent notre attention de notre centre, de nos capacités à nous recentrer et à observer le monde en l’expérimentant vraiment.

C’est la conscience de l’écoute qui transforme le chaos en musique, c’est la conscience de celui qui donne ou propose du son (musicien, architecte, urbaniste, toute personne produisant du son…) qui, dans cette relation attentive en fait de même. C’est pour cette raison que pour certaines personnes la musique peut-être assimilée à du bruit, et que pour d’autres tout son n’est pas de la musique.

C’est pour cette raison qu’il y a autant de points d’écoutes que de personnes qui écoutent, c’est pour cette raison qu’il n’y a aucune réalité et vérité unique de ce qui est musique ou ne l’est pas ; c’est pour cette raison que croire que la réalité de l’autre est similaire à la sienne ou qu’elle devrait s’y conformer ; c’est pour cette raison que nous rentrons dans le conflit avec l’autre.

Je suis pourtant un « Cagien » convaincu sur beaucoup de points qu’a mis en évidence John Cage mais je ne considère par que chaque son soit « musique » comme il le dit ; je pense profondément que c’est en conscience de l’écoute et de la production du son que les choses (quels que soient les objets et leurs intentions) peuvent être qualifiés de « musique » par ceux qui les entendent à l’endroit unique où ils sont et de façon toujours singulière.

Pour en revenir à l’exemple du bruit de la route, si un son n’est pas créé en conscience musicale, s’il est rejeté dans l’écoute (consciemment ou inconsciemment) il est un bruit, c’est à dire un son non désiré. Nos perceptions jouent de ces transformations le la construction à la déconstruction, du chaos à la musique, et inversement.

La musique étant relative, puisqu’elle ne peut être réduite à des règles harmoniques, mathématiques, stylistiques ou encore rythmiques (ces données sont inhérentes à chaque culture et chaque histoire), elle ne peut être que l’organisation consciente du chaos sonore de celui qui produit du son comme de celui qui l’écoute.

En conclusion, voici cette phrase de Bachelard :

« En laissant au son sa valeur musicale, nous devons reconnaître que dans un prolongement mesuré, il se renouvelle et chante. Plus on fait attention à une sensation en apparence uniforme, plus elle se diversifie »– (« L’intuition de l’instant »).

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