Le principe de ce qui fait « œuvre d’art » a évolué selon les époques dans leurs contextes sociologiques, philosophiques et historiques. L’art a pu être pure représentation dans le cas de la peinture : représentation d’un paysage, ce qui en soit permet la transposition fidèle ou qui tout du moins se veut fidèle au modèle ; je veux parler de la transposition d’un élément dans un autre lieu qui lui, est dépourvu de cette représentation initiale.
Quelle est donc cette fonction de l’art sinon d’ouvrir les perceptions de l’observateur pour établir un espace imaginaire et ouvrir des possibles ?
Ces potentialités de songes proposés ont aussi pu exister dans une peinture qui pouvait prétendre s’affranchir de la représentation pure pour aller créer ou complémenter un imaginaire, c’est par exemple le cas typique de Jérôme Bosch, préfigurant ainsi le surréalisme.
À l’avènement de la photographie, la peinture a perdu définitivement sa fonction représentative et s’affranchit de celle-ci de plus en plus par l’œuvre non figurative.
Dans tous les cas, la fonction de l’art reste la même : donner à percevoir un espace qui invite à l’ouverture des perceptions et ceci en proposant des éléments transposés dans un contexte incongru. Il y a donc dans tous les cas, le déplacement de l’objet de la représentation et ainsi le déplacement de la perception.
Diffuser un son tel quel (sans transformation) dans un contexte différent du lieu de sa provenance reste un acte artistique, cela fait sens ; le retraitement éventuel lié aux possibilités de la technologie est comparable à l’imaginaire surréaliste de Jérôme Bosch, transformant une représentation « convenable » et ouvrant des possibles imaginaires mais dans les deux cas, la chose demeure identique.
Imaginons la représentation fidèle de la Sainte Victoire peinte par Cézanne, exposée devant la montagne ; la peinture n’aurait pas la fonction d’une œuvre artistique sauf dans le cas où celle-ci aurait pour but de permettre à l’observateur d’ouvrir par l’attention, la comparaison de la représentation entre l’original et la toile, d’ouvrir ainsi une attention puis une connaissance accrue du sujet, la chose permettant une perception différente de la Sainte Victoire.
L’œuvre d’art est donc œuvre d’art lorsqu’il y a conscience qu’elle ouvre une perception et une vue (mentale ou sensitive) différente.
Walter Benjamin donne à ce propos l’exemple d’un photographe réalisant le cliché d’une peinture. Dans ce cas, si le choix du photographe est de faire une image la plus fidèle qui soit pour tout un chacun, alors dans ce cas il n’y a pas volonté artistique. Si le but en revanche est d’ouvrir – par exemple par le travail de la lumière, en y apposant des filtres etc. - et de placer ensuite la photo dans un contexte précis ayant pour intentionnalité de permettre un point de vue différent de l’original pour l’observateur, alors nous pouvons certainement considérer qu’il y a une démarche artistique ; l’acte intentionnel ouvrant cet espace nouveau chez l’observateur.
Dans ce cas « récupérer » une œuvre humaine ou naturelle ne fait que mettre en évidence, quoi qu’il en soit, l’art fonctionnel par un principe de récupération qui n’est « art » que par l’action envisagée ou réalisée d’être finalement « donnée à voir ».
Alors nous pouvons ouvrir cette question dans le cas d’une œuvre qui resterait ignorée (entendons, non visible) du public. Plus encore, prenons l’exemple d’une musique qui ne serait jamais jouée et resterait seulement figée sur le papier.
Dans ce cas, il n’est pas certain qu’elle puisse être considérée comme œuvre d’art en soi mais plutôt comme témoignage d’une oeuvre en attente d’auditoire.
C’est donc l’observateur qui donne son statut d’œuvre d’art à un travail artistique.
Un récit donné par un historien n’est pas considéré comme une œuvre d’art mais le récit émanant d’une œuvre théâtrale qui donne un point de vue et une orientation à une partie d’une histoire avérée en retravaillant de cette façon le texte pour en faire paraître des éléments imaginaires qui par le biais d’une trace historique permettront eux-mêmes d’ouvrir une compréhension autre de notre actualité, devient alors une œuvre d’art.
Cependant, art et « non-art » n’ont pas une séparation tranchée et ont souvent une cloison poreuse. Il ne s’agit pas d’opposer l’un à l’autre mais de discerner ce glissement souvent subtil d’un vers l’autre. Cette transformation est différente selon les époques et reste aussi liée aux inventions technologiques qui influent le travail artistique.
La représentation de mammouths, de scènes de chasses en tout genre dans une grotte à l’époque de la préhistoire, par le déplacement en représentation des éléments, la combinaison de ceux-ci dont l’éclairage des torches va donner des sensations singulières grâce aux proportions mouvantes, reste par excellence une œuvre artistique.
La question de l’art est donc celle de la nécessité humaine, dont l’importance est comparable à celle des besoins vitaux du corps et de l’esprit.
Je suis en accord avec cette idée de Federico Fellini avançant que la qualité et la beauté d’une œuvre résident dans sa force vitale et non dans un contexte purement subjectif esthétiquement.
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