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Photo du rédacteur Philippe Festou

Le trésor des humbles

Dernière mise à jour : 3 févr. 2019


Qu’un compositeur travaille chaque jour uniquement pour sa postérité et demeure persuadé de rester dans l’histoire de la musique tel un dieu éternel de la Grèce antique, il pourra s’enfoncer le doigt dans l’œil jusqu’au coude…

Ceci au moins pour deux raisons :

D’abord, il a souvent une vision limitante de la musique au seul monde occidental et oublie que les cultures sont innombrables sur notre planète ; ensuite il sera submergé par une vague qui en temps voulu effacera les noms, les écrits et les concepts. Les palimpsestes, ces strates du temps, les révolutions de la terre et des hommes auront tôt ou tard d’autres préoccupations, d’autres consciences vives et cette terre aura sur plusieurs siècles englouti également Bach, Mozart et Mahler, pour en oublier jusqu’à leurs noms, et c’est tant mieux. L’impermanence de la matière n’épargne personne.

Ce qui perdure ne sera pas la forme et encore moins la forme des personnes mais l’essence transmise, qui a pu, en son temps juste, transformer les êtres en profondeur au cœur même de l’œuvre ; celle-ci n’a que cette fonction, une nourriture pour celui qui la reçoit et c’est humblement qu’il faut s’atteler à cette tâche, avec rigueur et régularité comme le disait Le Corbusier.

Le véritable talent est celui du plus grand lâcher prise par rapport à l’œuvre, ne pas vouloir la posséder mais se laisser traverser par elle.

Il faut travailler sans relâche l’outil de la connaissance, affuter sa technique pour accueillir au mieux ce qui peut nous inspirer et qui ne nous appartient pas, ce quelque chose de plus grand que soi comme le disait Giacinto Scelsi qui admettait n’être que le scribe de ses oeuvres et refusait en partie pour cela d’être pris en photo.

Alors, moins cette conscience de ne pas être l’auteur premier est vive, plus la confusion apparaît, plus une pensée excessivement limitante naît dans l’esprit, une peur de la mort sans doute, pousse l’égo à essayer de se mettre en bonne position dans l’histoire des talents, mais cela sera peine perdue à cause de la déferlante du temps.

Il y a plusieurs années, j’avais évoqué avec François Rossé lors d’un déjeuner  cette question de « la trace » susceptible d’être laissée ; en buvant une bonne gorgée de Silvaner il haussa les épaules et me dit brusquement : «  nous n’écrivons que ce qui a déjà été fait et ne faisons que du recyclage ! »

Je ne sais pas si la connexion avec des forces célestes faisait vraiment partie de son propos mais le résultat évoquait en tous les cas ce principe d’humilité.

Alors peut-être y-a-t-il plusieurs niveaux d’actes artistiques dans la notion du talent ? Être un excellent « recycleur » de matières ou un artiste qui possède cette conscience de n’être que l’outil aiguisé de quelque chose d’au combien plus grand que soi-même, un canal.

Je rêve cependant du jour où le nom de l'artiste n’aura aucune importance face à son œuvre. Cet anonymat existait déjà avant la fin du moyen âge, et puis les artistes ont commencé quasi unanimement à signer leurs pièces, avant cela, l’œuvre restait une valeur de connaissance, de transmission et donc de bien commun ; politiquement cette conscience émerge dans notre actualité brulante où hommes et femmes ne portent plus (ou moins) sur leur seul nom tout un mouvement social, au point où le leader (s’il existe) n’est plus vraiment identifiable ; la notion de bien commun ne semble-t-elle pas avoir pris le pas sur le désir d’individualité et de reconnaissance ?

Ou plutôt, cette notion ne revient-elle pas de nouveau ?

Cependant, le fait de ne pas apposer son nom à l’œuvre donne la sensation d’acter pour la conservation, pour la mémoire ; mémoire qui fait sens pour chacun dans notre quotidien : dans l’église primitive, l’’important est la transmission de la tradition et « ce n’est pas l’expression d’un génie particulier » pour le philosophe et théologien Jean-Yves Leloup.

Je me souviens ce que m’avait dit mon ami, le compositeur Uzong Choe : avant la seconde guerre mondiale cela était aussi le cas en Corée ; de ce pays, nous avons cependant quelques noms d’artistes des siècles précédents, ces noms nous sont tout de même parvenus mais la pensée bouddhiste dont l'axe sur le repositionnement de l’égo à une plus juste place a certainement eu un effet sur ces valeurs ; nous pouvons nous demander pourquoi certains noms sont momentanément, (avant la vague du palimpseste) restés et pas d’autres ?

Sommes-nous là tout justement dans ces remous dont les premières vagues commencent à effacer les noms pour les gommer tous par la suite ?

Si dans notre sphère occidentale nous pouvons garder beaucoup de noms d’artistes des derniers siècles, nous pouvons d’ailleurs constater que la période romantique a été à ce sujet, un festival des égos.

D’autres créateurs, poètes, danseurs, peintres, musiciens dont on sait les noms, Antonin Artaud, Vaslav Nijinki ou encore Giacinto Scelsi ont montré leur capacité à se défaire des empreintes avilissantes de l’égo dans leur propension à s’élever sans compromis autant que dans leur conscience de n’être que des serviteurs d’une humanité malade qui ne se savait pas dans l’incompréhension et l’ignorance, les humains les ont déclarés fous.

Jacques Lacan le disait : « la folie est le risque de la liberté » ; la liberté réside certainement dans le paradoxe de celui qui veut s’émanciper des dieux et qui n’est, sans le conscientiser, esclave que de lui-même ; à cause de ses doutes, de ses peurs et somme toute, de sa médiocrité.

Mais le nom de l'artiste ne synthétise pas tout un propos, n’est-il pas aussi utile pour affirmer une source, pour éviter les égarements des récupérations, des dévoiements dans la transmission plutôt qu’être le plaisir individuel d’une star ? L’égo ne sert-il pas, s’il est travaillé à bon escient, à assembler diverses énergies qui permettront de défendre avec foi, un acte artistique et aussi de ne pas pervertir la chose pour des desseins commerciaux ?

Tandis qu’inversement, il arrive que l’absence du nom de l’auteur soit un principe de vente où il est alors plus aisé de communiquer sur le « produit » ; c’est le cas de certaines éditions où le nom de l'auteur ou du réalisateur n’apparaît pas.

La question égotique reste quoi qu’il en soit épineuse et je n'échappe bien sûr pas à ce questionnement ; l'interrogation comporte donc en elle la notion de la diffusion de son art et il faut aller chercher loin en soi pour comprendre ce qui motive celui-ci ; ce qui fait que nous sommes dans un acte réellement créatif et non autocentré.

J’ai parfois la sensation d’être dépassé par une force autre que celles que je crois maîtriser, une force supérieure en tout qui me met en chemin de ce qui doit être une partie intime de moi ; mais pas un moi égotique, un moi dans cette nécessité de bien commun ; tout en ayant l’impression de me laisser une entière liberté, cette force me donne quelque chose qui ressemble à de la joie, dans son invitation à n’être finalement que moi-même, un être qui réalise dans sa chair le bonheur personnel autant que la nécessité du bien commun, dans ce échange.

Peut-être que nous ne pouvons trouver une réelle paix seulement dans ce partage et dans tous les actes que nous entreprenons et qui y concourent.

Ce serait là le secret des choses, le trésor de la vie à re-découvrir.

Mais le véritable don de soi n’est jamais un compromis avec les choses, encore moins un sacrifice, car cela reviendrait à réaliser un acte par défaut et donc une moitié d’action dans le meilleur des cas.

Le don est la parfaite réalisation de notre être, la complétude de notre âme et l’accord parfait entre l’être et le devenir.

La seule chose à faire dans cette vie est certainement de se re-trouver soi-même dans son entièreté et c’est là tout le travail délicat de l’existence.

Une introspection régulière et nécessaire peut nous éclairer sur nos actes créatifs, en ne se connectant que sur la seule pensée objective et sincère des destinataires de nos œuvres car elles n’appartiennent pas plus aux scribes qu’aux observateurs.

« Il ne faut pas que notre humanité s’agite exclusivement au fond de soi comme un troupeau de taupes. Il importe qu’elle vive comme si un jour elle devait rendre compte de sa vie à des frères ainés » Maurice Maeterlinck (Le trésor des humbles).

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