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Ressusciter les sons : l’archéologie sonore

  • Photo du rédacteur:  Philippe Festou
    Philippe Festou
  • il y a 13 heures
  • 8 min de lecture

Il y a une pratique scientifique qui est tout à fait paradoxale, c’est l’archéologie sonore.

L’archéologie classique, telle que nous l’entendons, telle que nous la connaissons est une pratique qui met à jour des vestiges appartenant au passé pour les analyser aux regards d’époques plus ou moins lointaines, recontextualiser ces matières (architectures exhumées, objets…) qui ont été altérées par les strates du temps nous renvoie matériellement et tangiblement à des formes préhensibles qui ont circulées à travers les générations.

Ce sont des objets qui ont été manipulés par les mains d’habiles ancêtres et ces artefacts ont gardé peut-être leur « aura » pour faire cette référence à Walter Benjamin ; c’est à dire que la matière d’un objet, cette pièce unique mise à jour nous délivre une énergie symbolique propre mais peut-être aussi tangiblement vibratoire.

Nous avons alors une émergence d’édifices (l’archéologie existe aussi dans la mer) dont nous ne pouvons qu’être ébloui à leur révélation si d’aventure nous sentons poindre en nous une humeur de petit Champollion ou d’Indiana Jones.

Mais comment, sans déterrer ou faire émerger - car le vocabulaire ne s’y prête plus - un objet qui viendrait de l’invisible, de l’air, comment le faire parvenir, « l’aérifier » depuis le passé jusqu’à notre conscience ? Il va sans dire que l’objet qui voyage dans l’air ne pourrait être que le son à moins d’entrer dans une physique qui s’occuperait d’autres particules… or, celui-ci, une fois sa trajectoire effectuée, n’est plus quantifiable, il ne s’offre plus à notre redécouverte, il s’est déjà enfui.

Pourtant, la musicologue et chercheuse au CNRS Mylène Pardoën est bien une archéologue du monde sonore. Que peut-elle retrouver en termes quantifiables et qualifiables des sons du passé puisque par leur nature volatile, ils se sont évanouis de nos oreilles depuis des lustres ?

Il faudra alors reconstituer dans un contexte très précis qui s’attachera à retrouver l’aspect architectural (avec les différents matériaux, les hauteurs et les profondeurs  d’un lieu précis à telle époque précise et à tel moment de la journée) l’ensemble des sons disparates, de natures, de matières variées, de dynamiques et de rythmicités diverses, l’ensemble des sons qui pouvaient exister sur une place de marché par exemple à tel ou tel siècle passé.

Il faudra retrouver les gestes exacts des artisans ou des marchands et que le son des matières, leurs natures complexes - elle dira d’ailleurs à ce propos s’appuyer entre autres sur les travaux de Pierre Schaëffer - correspondent aux matières usitées aux époques concernées.

Observons ici que le son nous aura une fois de plus joué des tours puisqu’il est bel et bien ce phénomène fuyant, cette matière fluidique non coagulée, cette hypothèse encodée à nous donner de l’information pourvu qu’on s’y colle.

Pour Mylène Pardoën, il faudra procéder de la re-création dans un univers en dentelle de sons pour tricoter habilement un univers passé à se ré-inviter ou à ré-inventer dans  un présent de l’écoute.

Dans l’archéologie sonore, il s’agira de partir d’un ensemble d’éléments et d’indices pour reconstituer le paysage sonore : ces images du passé pourront s’appuyer sur des photos, des peintures ou des plans de l’époque pour y appréhender des architectures et des zones qui appartiennent plutôt à la nature non encore assujettie totalement à l’activité humaine, comme c’est le cas d’un fleuve ou d’une forêt.

Ainsi ces éléments conditionnent une architecture qui se combine à celle de la main de l’homme et induit de fait des acoustiques singulièrement naturelles et anthropomorphes.

Il s’agit donc de prendre en considération l’architecture du lieu dans le passé que l’on voudra faire resurgir vers une écoute rafraîchie.

Les différents aspects de la recherche iront sur les sentiers de la sociologie, des pratiques professionnelles et ludiques de l'histoire, des types de populations potentiellement présentes sur les lieux à ressusciter ; il faudra aussi retrouver les gestes qui martèlent, frottent, vissent ou encore coupent, scient, cognent les objets précis qu’il faudra convoquer pour en réaliser des prises de sons.


Ainsi, pour Mylène Pardoën il y a trois couches qui forment la structure d’un paysage sonore :

. La géophonie (fleuve, vent, pluie…)

. La biophonie (oiseaux, insectes…)

.

L’anthropophonie (sons générés par l’activité humaine)


Cependant, le mot « couches » n’est peut-être pas le mot le plus approprié puisqu’il induit des strates qui se superposeraient, or l’imbrication fine de ces différents paramètres ne semble pas en établir des hiérarchies dans l’espace physique et surtout dans l’espace sonore de la restitution ; ou plutôt, ce dernier espace sera plus complexe dans les mises en relations qu’une série de « calques » sonores que l’on pourrait appliquer.

Le mot « sources » semblerait peut-être plus approprié.

Il serait d’ailleurs étonnant d’accéder à la quantification de ces sources qui comprendraient un pourcentage relatif à chacune d’elle ; méthode qui pourrait aussi être appliquée aux familles de matières, aux différentes dynamiques etc.

Nous aurions alors des lieux plus minéraux, d’autres plus boisés, des densités sonores plus ou moins élevées…


Mylène Pardoën tache de retrouver les objets dans notre présent tels qu’ils était utilisés dans le passé sonore qu’elle veut restituer. Il faut donc chercher des utilisateurs qui savent encore manier ces objets, sinon que ces mêmes objets existent toujours. Il faudra aussi retrouver le geste juste, la façon exacte dont ils étaient touchés et aussi avec quelle vitesse et quelle force.

Une fois ces prises de sons effectuées il faudra recréer l’espace sonore dans un parti pris binaural, qui recontextualise l’écoute humaine au plus proche de ce qu’elle est en terme de spatialisation : écoute circulaire (multi-directionnelle) et jouant des hauteurs physiques pour replacer les sons dans l’écoute.

Il y a une attention particulière à avoir dans le positionnement des sons fixés et dans l’espace comme dans ceux qui opèrent des mouvements. C’est à dire qu’il est possible de recréer une écoute où l’observateur est contemplatif (il est fixe et observe) ou bien recréer une écoute dont l’observateur est en mouvement.


C’est le cas pour son travail « d’orfèvrerie sonore » dans la reconstitution du Paris de la seconde moitié du XVIIIème siècle dans le quartier du grand Châtelet (Projet Bretez).

Il s’agit d’une vidéo d’animation qui suit le parcours sonore restitué.

Il y a d’emblée une difficulté, celle de replacer des objets avec des prises de sons de proximité à l’origine, ceci dans un espace de scène qui se déploie dans une enfilade de zones référencées. Il faut ainsi que l’objet retrouve sa place dans un contexte logique de sonorité, qu’il puisse « dialoguer » avec l’ensemble des objets dans un positionnement juste de l’espace que l’on veut (se) représenter : le même son ne sonnera pas de la même façon dans une rue ou sur une place.

Il y a une seconde difficulté due au fait que le parti pris est celui d’une déambulation de l’observateur, de l’écoutant, ce qui implique des sons qui se présentent en crescendi et qui disparaissent en decrescendi et dont le filtrage, au détour des rues est en perpétuelle transformation.

Mais la complexité est au delà : chaque objet considéré individuellement, puisque nous sommes en mouvement, doit participer de cet effet d’approche et de disparition dans la totalité d’un ensemble important d’objets sonores qui chacun « agissent » de même. Les vitesses de ces principes induisant la vitesse de déplacement de l’observateur - notons que l’observateur ne laisse pas entendre de sons de pas, qu’il aurait fallu donc inventer, recréant ainsi le son de pas de chaussures spécifiques à l’époque etc. La chose eut été superflu sinon inutile…

Dans l’ensemble de ces densités sonores variables selon les places et les rues, il faut donc recréer des complexes de tuilages subtils pour amener ces mouvements le plus naturellement du monde.

Il faudra être particulièrement attentif à certains facteurs : une charrette passe devant nous, tandis que le son ambiant (et la vidéo) nous montrent que nous sommes à l’arrêt,  le son arrive crescendo, le spectre change, il est présent, s’éloigne et se filtre de nouveau à nos oreilles et s’en va en decrescendo : c’est la charrette qui est venue à nous et repartie tandis que nous étions « planté » devant un étal par notre écoute.

Inversement si l’ensemble des paramètres discernables étaient trop nombreux, le processus de ces phénomènes en contradiction se perdraient dans la masse d’informations arrivant à notre écoute. Un effet de masse sonore indistincte, de bruit (entendons le terme dans le sens informationnel) nous parviendrait avec une perte certaine, notamment au niveau des notions représentatives d’espaces.

Si un événement joue en continu telle une musique instrumentale qui nous apparaît presque subitement ou avec une entrée trop rapide (si des musiciens font leur apparition dans la vidéo), il peut y avoir incohérence : deux informations peuvent ainsi se contredire, c’est pour dire la difficulté de la manipulation de chaque objet présent dans la conscience de ses immobilités suggérées, de ses mouvements et de nos mouvements.


Dans ce projet alliant son et vidéo, on doit entretenir une correspondance entre ouïe et vue, ce qui ajoute à la complexité : par exemple lorsque nous sommes observateur au dessus de la Seine, il faut que l’acoustique soit en adéquation et notamment que le son de la Seine corresponde à la représentation visuelle qui la situe bien en contrebas de ce qui est représenté de façon visuelle.

Ainsi, l’écoute nous indique des espaces variables qui doivent trouver une totale cohérence. Dans le cas d’un enregistrement de type field recording que nous aurions effectué avec un enregistreur, la chose aurait fonctionné « naturellement » et sans que ces questionnements apparaissent ou du moins pas de la même façon ; nous voyons là un des intérêts de cette forme de dissection des objets pour recréer une empreinte sonore de terrain et en conscientiser le rapport des éléments.


Mylène Pardoën fait obligatoirement un choix de forme, puisque la forme c’est la manifestation de la représentation, on ne peut y échapper.

Il semble ainsi, comme pour une œuvre musicale qu’il y ait une forme en V inversé laissant apparaître un climax central, un flot d’informations entropique qui « redescend » vers quelque chose qui a l’apparence d’une énergie  sur l’erre : l’entrée suggère la fin et la fin renvoie au début.

Notons que cet effet sonore central avec la foule que l’on appelle communément « Cocktail party », replacé dans un contexte historique évite de devoir retrouver des accents et des vocables propres à l’époque et au lieu ; un mot, une phrase isolée, dans un aspect de créneau, voire de synecdoque, si elle use en plus de redondance (rappelant le sillon fermé cher à Pierre Schaëffer et nous invitant ainsi à l’analyse fine), aurait tranché net cet aspect : nous retomberions imperceptiblement dans une contemporanéité et sortirions alors du processus archéologique voulu ; sinon, il eut fallu travailler l’accent de la voix propre à l’époque, au lieu, à la classe sociale etc., et « réinjecter » la voix afin de donner ces éléments contextuels de l’époque représentée.

D’ailleurs il faut noter que la présence de voix semble, beaucoup mieux que n’importe quel son, situer l’émetteur (l’auteur de la voix) précisément dans l’espace.


Notons aussi que l’absence visuelle des « objets sonores » sur l’image crée une rupture, une apparence fantomatique que le son laisse imaginer en arrière plan, en surimpression des objets auxquels renvoie le son.

La création d’un décor sonore est plus délicate qu’une création visuelle par la nature même du son qui est volatile et multidirectionnel.


Il y a cependant quelque chose qui nous rapproche du field recording dans le fait qu’il n’y ait pas de posture fictionnelle mais purement narrative et informationnelle : il s’agit de saisir par l’invisible du son une histoire, une sociologie par le prisme sonore.

Cette représentation qui n’est pas du design et n’a pas de sens artistique revendiqué renvoie à Antonin Artaud où Erik Satie qui pour l’un refuse qu’on voie un quelconque art dans ses dessins ou un quelconque art pour l’autre dans ses « musiques d’ameublement ».

Il s’agira d’entendre par là que la recherche esthétique est inopportune, il n’y a que des fonctions utilitaires qui existent pour véhiculer du savoir, de la symbolique et des sensations subjectives pour nous les transmettre de façon brute et franche.

À nous d’en faire ce qui nous semble le plus opérant pour nous, d’y voir ou non de la beauté, de nous laisser glisser dans l’état de la surprise ou dans le voile de l’imaginaire et d’en faire, à l’image d’un ready made de Duchamp, notre objet d’art intime.

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