Érik Satie, le Mystique
- Philippe Festou
- il y a 1 jour
- 15 min de lecture
Hélène :
« Personne, personne n’était jamais rentré dans son studio à Arcueil, mais lorsque Érik Satie mourut le 1er juillet 1925 à Paris, ses amis pénétrèrent chez lui et trouvèrent là deux pianos complètement désaccordés, attachés ensemble et remplis par des lettres dont certaines n’avaient jamais été ouvertes. Dans ce petit logis qui laissaient entrevoir une extrême pauvreté, on trouva aussi des partitions dont certaines n’avaient jamais été jouées ; mais aussi, une collection de parapluies et de faux cols dont la plupart n’avaient jamais été portés… »
Philippe :
Éric Satie naît à Honfleur en Normandie sous le nom de : Éric Alfred Leslie Satie le 17 mai 1866.
Son père c’est Jules Alfred Satie et sa mère Jane Leslie Anton, elle est écossaise.
Érik a un frère plus jeune, Conrad et une soeur, Olga qui joue du piano.
Son père trouve un poste de traducteur à Paris et quitte la Normandie avec sa famille pour s’installer dans la capitale en 1870.
À la mort de leur mère en 1872, Eric Satie orthographiera son prénom avec un K à la place du C, revendiquant ainsi un côté « plus viking », « plus anglophone », enfin.. c’est ce qu’on pense… La famille retourne en Normandie.
Sa grand-mère paternelle est retrouvée mystérieusement morte, sans doute noyée sur une plage en 1878.
Décidément…
Le père se remarie avec Eugénie Barnetche qui est professeur de piano et compositrice. Elle donne les premiers rudiments musicaux à Érik mais la relation qu’il entretient avec la nouvelle épouse de son père est assez tendue et impacte le rapport qu’a le jeune Érik à la musique, aux institutions musicales et aux institutions… en général.
En 1879 il entre au conservatoire pour lequel il a une certaine aversion tandis que ses professeurs jugent qu’il a peu de talent. Il sera même renvoyé ; il y reviendra pourtant en 1885.
C’est à cette époque qu'il compose sa première pièce pour piano : « Allegro »
Peu décidé à continuer la musique il s’engage volontairement dans l’infanterie mais un récalcitrant à l’autorité ne peut que vivre mal la chose : il parvient à se faire réformer en déambulant torse nu dans une nuit d’hiver glaciale pour essayer de se provoquer une congestion pulmonaire.
Opération réussie, sans trop de mal…
En 1887 sentant une attirance renouvelée pour la musique, il revient seul à Paris.
Il va s’installer à Montmartre où il composera ses quatre « Ogives » pour piano.
Dès ses premières œuvres son style et son langage sont déjà là, surprenant univers.
Imprimer une trace unique dans l’histoire de la musique et des humains sans s’en douter, sans le vouloir vraiment consciemment, c’est l’aléas des incarnations…
D’un côté l’idée lui plaît, la reconnaissance pourquoi pas ? Mais toucher l’humilité, c’est encore plus fort… Il dira d’ailleurs :
« Je m’appelle Érik Satie, comme tout le monde ».
(La tête vers l’image de la partition puis une pause)
Hors texte :
Il y a quelque chose d’étrange… Il n’y a aucune barre de mesure sur la partition…
Hélène :
Oui c’est pour ouvrir un cadre, gommer des frontières, des barreaux, ça permet à l’interprète des respirations plus intimes… se sentir libre en quelque sorte…
la musique est souvent lente avec de courtes séquences accolées, souvent répétées, parfois modulées qui s’inspirent dès les « Ogives » des musiques du moyen âge, de celle des troubadours, du chant grégorien et d’une Grèce antique un peu imaginée.
Tu vois, cette musique doit permettre aux informations qui viennent de l’invisible de pénétrer le cœur, l’âme, le corps à chaque instant qu’elle sonne.
Elle n’impose pas un propos, une histoire précise ; elle suggère plutôt des formes, des couleurs, des rêves, peut-être…

Philippe :
En 1889 c’est l’exposition universelle à Paris avant la prochaine en 1900.
Ce sont les premières fois qu’on y entend des musiques du monde. Des musiques de l’Afrique, de l’Orient, de l’Asie… Non, non, elles ne sont pas sauvages, c’est ce que d’aucuns disent à l’époque en parlant des musiques et des hommes qui la jouent ; ils disent cela en allant se balader au jardin d’acclimatation de Paris, pour voir le zoo humain ou alors ils disent ça parce qu’ils sont idiots, tout simplement.
Mais là, il y a des choses nouvelles d’une richesse mélodique et rythmique étonnante en plus du sentiment d’une écoute qui peut se faire en « demi teinte », en demi sommeil ou dans un doux éveil, à nous de choisir : je peux être dans la musique quand ça me chante, je peux en sortir quand ça me déchante, revenir si ça m’enchante, repartir si cela me suffit, quand je suis repu assez, quand cela m’a raconté un peu de choses invisibles enfin, quand… (silence)
(calme) : Pour accéder à la quintessence, le dépouillement chez Satie est autant musical que matériel et dans sa musique le silence semble imprégner les sons, sans toutefois s’imposer véritablement : cette musique soutenue, comme dans le chant grégorien, parle de silence sans le faire exister comme tel, il le suggère plutôt, paradoxe en soi, non ?
En 1890 Erik Satie revient à Paris et aménage à Montmartre au 6 rue Cortot; il fréquente plusieurs cabarets.
Il y en a un qui s’appelle « Le lapin agile » mais aussi un autre qui s’appelle « Le chat noir » où il est employé comme second pianiste et c’est là qu’il se lie d’amitié avec Mallarmé et Verlaine.
Dans ses lieux festifs du quartier de Montmartre, qu’il fréquente assidument, il dénote un peu avec son allure de clodo, on le surnomme « Monsieur le pauvre » ; un peu plus tard Alphonse Allais lui donnera le surnom de « Ésotérik Satie »…
On y boit beaucoup dans ces lieux, l’absinthe rentre dans les gosiers un peu comme du petit lait. Entre ambiances débridées et bagarres, l’alcool amplifie les affres de la nuit, de la vie la nuit, de la vie…
L’alcool, l’insouciance et la colère sont des bons potes, on le sait…
Alors Salis, le patron du lieu, dans ces moments de rixes lui demande de « meubler », de trouver quelque chose au piano pour que la musique reprenne le dessus sur les délires du moment ; Erik Satie tente de s’immiscer avec un piano pas toujours très accordé, il pense pourtant que certaines combinaisons d’accords, certains espaces sonores moduleront la tension, parce que le son de cette vibration, parce que cet invisible est à même d’élaborer dans l’urgence une alchimie sonore qui apaiserait Tout. Et alors, Tout rentrerait dans l’ordre !
Univers sonores qui paraissent irréconciliables : de la musique sérieuse et expérimentale avec de la chanson de cabaret. Pourquoi pas ? Après tout ne sommes-nous pas aussi tout cela dans une seule journée ? Clown blanc et Auguste ?
Une légende autour du « Chat noir » est née dans le milieu ésotérique français après la publication en 1930 des « Demeures philosophales » de l'alchimiste mystérieux Fulcanelli.
Selon lui, « Le cabaret aurait été jusqu'à la mort de Salis, le patron du lieu « un centre ésotérique et politique » qui aurait attaché une grande importance à toute une série de symboles soigneusement dissimulés. »
Ainsi, sous ces aspects d’oisiveté et de divertissement, cette place est un lieu incontournable, on peut y rencontrer des ésotéristes, des philosophes, des alchimistes, de jeunes militants engagés pour le partage et la paix et bien sûr des artistes.
Ici, l’intérêt pour les sciences, y compris pour les sciences occultes est la clef, le code, le sacré : la résurgence de certains ordres initiatiques est foisonnant, riche des futurs et aussi des grands secrets.
(fort) : Ici, on repense le monde, on repense la vie et la pierre philosophale n’est pas seulement la pierre qui transforme ce qui nous plombe en or fin mais le processus de la transformation qui vient de l’intérieur de nous, (moins fort) : c’est de s’expérimenter soi-même qu’il est question, pour renaître au monde, vraiment, par la pensée, par la peinture, par la connaissance, par la transmission, par la vibration de la musique…
Ce que l’on sait de la rencontre entre les futurs amis de trente ans Satie et Debussy ? C’est qu’elle est liée à « l’auberge du clou ». Un lieu discret, aussi…
Dans la librairie de l’art indépendant où Satie se rendait quasi quotidiennement il y croise Joséphin Péladan ; le Sâr Péladan (comme il se fait appeler) nomme en peu de temps Érik Satie « Maitre de Chapelle de la Rose+Croix. »
Oui, car Péladan sait que l’art est éveilleur de consciences : « l'artiste devient le mage et l'intercesseur qui permet au commun des mortels d'effleurer la réalité supérieure » dit-il.
Le Sâr rassemble un groupe d'artistes français et belges et en mars 1892, organise le premier des Salons de la Rose+Croix : immense succès !
Soixante artistes y exposent leurs œuvres au son du prélude de Parsifaal et des sonneries de trompettes composées par Érik Satie.
Il écrira donc plusieurs pièces pour les rituels de l’ordre : notamment les « Sonneries de la Rose+Croix » : composé à l’origine pour deux trompettes et deux harpes, on a perdu la partition originale, mais il nous reste la version pour piano.
Ce sont des leitmotiv qui s’enchaînent et qui reprennent ainsi certains principes wagnériens, mais en ne conservant que la notion de répétition motivique du compositeur allemand.
Il préfère une musique alors éloignée de tout contexte dramatique, à la différence de Wagner et même de la musique d’outre-rhin en général.
Puis dans cette période ce sera aussi : « Le fils des étoiles ».
Philippe se lève
court silence puis :
« Wagner aurait pu écrire ces accords ? »
Hélène :
« Carrément ! »… (avec un sourire ironique ou un rire moqueur)
« Crois-mois, assez de Wagner. C'est beau, oui c’est beau mais c'est pas de chez nous ! Il faudrait que l'orchestre ne grimace pas quand un personnage entre en scène.
Regarde, est-ce que tu grimaces toi ? Est-ce que moi je grimace, est-ce que les techniciens là haut grimacent ? Le public, tu as vu quelqu’un grimacer dans la salle ?
Non non, il faudrait faire un vrai « décor musical » qui nous envelopperait, nous apporterait de la paix et surtout de la musique « sans choucroute » !
Philippe :
Sans choucroute… (dubitatif)
Il faudra se distancier de Péladan pour garder autorité sur sa propre esthétique et par souci d’art indépendant, justement.
Parce qu’à la suite de sa collaboration avec lui, il garde le contact avec le milieu ésotérique et collabore à « la revue d’ésotérisme, de littérature de science et d’art » de Jules Bois où paraît en 1895 une partie de sa « Messe des pauvres » pour orgue et chœur.
il créera ensuite sa propre église : « l’Église métropolitaine d’art de Jésus-Conducteur » dans laquelle il n’y a que deux membres dont… lui.
Lui, dans le secret de son laboratoire car chez Satie, certains symboles sont encore plus discrets lorsqu’ils proviennent de la numérologie ou encore de l’alchimie.
Avant même sa période Rose+Croix, il s'est donc déjà forgé un langage ésotérique avec notamment l’utilisation abondante du chiffre 3 qui apparaît souvent dans la forme des pièces elles-mêmes mais aussi dans les séries d’œuvres :
Trois mélodies
Trois autres mélodies
Trois poèmes d’amour
Trois petites pièces montées
Trois morceaux en forme de poire
Et des aspects symboliques :
Pièces froides
Embryons desséchés
Heures séculaires et instantanées
Descriptions automatiques
Sonnerie pour réveiller le bon gros roi des singes
L’emploi abondant d’intervalles musicaux y font en permanence référence avec l’utilisation d’accords peu communs contenant des séries de quintes, de quintes bémol : ce qui est en réalité un triton, intervalle de trois tons et aussi des sixtes ; on sait que l’intervalle de sixte en musique est le renversement « caché » de l’intervalle de tierce, mais tout cela semble fait de façon très discrète : « Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ! » Au moins, inconsciemment…
Satie, dans une série de textes publiés dans une revue sous le nom de « carnets d’un mammifère - mémoires d’un amnésique » entre 1895 et 1924 écrit :
Hélène :
« En ce temps-là, je m'occupais d'alchimie. Seul dans mon laboratoire, un jour je me reposais. Dehors, un ciel de plomb, blafard, sinistre : une horreur !
J'étais triste, sans en connaître la raison ; presque craintif, sans en savoir la cause. L'idée me prit de me distraire en comptant, lentement sur mes doigts, de un à deux cent soixante mille .
Je le fis et n'en tirai qu'un grand ennui. Me levant, j'allai prendre une noix magique et la mis, avec douceur, dans un coffret en os d'alpaga enrichi de sept diamants.
Aussitôt, un oiseau empaillé s'envola ; un squelette de singe se sauva ; une peau de truie grimpa le long du mur. Alors la nuit vint couvrir les objets, détruire les formes ».
Philippe :
Ainsi, l’adepte de la distillation (pas seulement celle de l’absinthe), mais aussi des distillations des alambics de laboratoires intérieurs, des for-intérieurs alambiqués, entame l’œuvre au blanc avec une discipline im-pec-cable :
Hélène :
"L’artiste doit régler sa vie.
Voici l’horaire précis de mes actes journaliers :
Mon lever : à 7h18 ; inspiré : de 10h23 à 11h47. Je déjeune à 12h11 et quitte la table à 12h14.
Salutaire promenade à cheval, dans le fond de mon parc : de 13h19 à 14h53. Autre inspiration : de 15h12 à 16h07.
Occupations diverses (escrime, réflexions, immobilité, visites, contemplation, dextérité, natation, etc.) : de 16h21 à 18h47.
Le dîner est servi à 19h16 et terminé à 19h20. Viennent des lectures symphoniques, à haute voix : de 20h09 à 21h59.
Mon coucher a lieu régulièrement à 22h37. Hebdomadairement, réveil et sursaut à 3h19 (le mardi).
Je ne mange que des aliments blancs : des œufs, du sucre, des os râpés ; de la graisse d’animaux morts ; du veau, du sel, des noix de coco, du poulet cuit dans de l’eau blanche ; des moisissures de fruits, du riz, des navets ; du boudin camphré, des pâtes, du fromage (blanc), de la salade de coton et de certains poissons (sans la peau).
Je fais bouillir mon vin, que je bois froid avec du jus de fuchsia. J’ai bon appétit ; mais je ne parle jamais en mangeant, de peur de m’étrangler.
Je respire avec soin (peu à la fois). Je danse très rarement. En marchant, je me tiens par les côtes et regarde fixement derrière moi.
D’aspect très sérieux, si je ris, c’est sans le faire exprès. Je m’en excuse toujours et avec affabilité.
Je ne dors que d’un œil ; mon sommeil est très dur. Mon lit est rond, percé d’un trou pour le passage de la tête. Toutes les heures, un domestique prend ma température et m’en donne une autre.
Depuis longtemps, je suis abonné à un journal de modes. Je porte un bonnet blanc, des bas blancs et un gilet blanc."
Philippe dans le piano dans un texte improvisé autour de celui-ci :
Chez lui, au milieu d’objets de toutes sortes, on a retrouvé griffonné sur un papier, des annotations pour une orchestration particulière, des éléments qui ne sont pas sans rappeler les combinaisons alchimiques et les émotions qui y sont associées : on appelle cela « éthos » dans le chant grégorien comme si l’importance du choix précis des combinaisons pouvait impacter l’état de l’auditeur, sa conscience, son éveil graduel…
Orchestre méchant de Tjornderjoë :
7 flûtes doubles (peur)
4 tumpanoni (hallucination)
8 accordeoni (oppression)
5 contrebasses (angoisse)

Philippe :
La vie sentimentale d’Erik Satie ? Oh, c’est un peu comme le reste, elle est assez discrète sinon secrète ; on lui connait surtout sa relation avec la peintre Suzanne Valadon en janvier 1893. Il compose pour elle les "Danses gothiques" ; de son côté elle peindra son portrait.
Il la demande en mariage mais cette demande sera repoussée.
Ainsi, leur rupture arrive quelques mois plus tard, sa blessure est profonde et lancinante, lancinante oui, si lancinante qu’il compose alors « Vexations », une partition minimaliste constituée d’une douzaine de mesures seulement mais qui doit être répétée… 840 fois !
Hélène :
« Pour jouer 840 fois de suite ce motif, il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses. »
Philippe déchire cette page lentement…
Philippe :
Le nombre de fois que la page doit être jouée ne peut se faire que dans un caractère performatif qui peut prendre jusqu’à 24 heures, selon le tempo.
Un mantra ! Appelons un chat noir, un chat noir !
Au bout de la 40ème fois, notre écoute a déjà évolué et notre état de nerf aussi mais la mémoire pourrait se jouer éventuellement pour la circonstance d’une probable interruption momentanée :
C’est à dire que nous pourrions revenir plusieurs heures après et, disons au hasard, à la 567ème reprise saisir que la même partition qui est jouée a certainement évoluée et qu’elle n’est en fait pas tout à fait la même, et pourtant ! Alors, qu’est ce qui s’est transformé, sinon nous-même embarqué ou débarqué que nous sommes, de la gondole tanguante de nos émotions ?
Le son comme révélateur de la conscience et de l’observation de nos états intérieurs mouvants ; c’est une approche de soi pour une connaissance de soi inédite ou « in-ouïe ».
(au public) :
Bon, vous avez un peu de temps ? (Silence)
En 1898, faute d’argent et peut-être pour être encore plus discret et invisible dans son église intérieure, il déménage à Arcueil à 3 km au sud de Paris et, paradoxe Satiesque, sans quoi ce ne serait pas lui, sans un sou pourtant, il s’habille désormais en dandy et collectionne les parapluies et les faux cols, c’est complémentaire.
Il devient membre du parti communiste et conseiller municipal, ce n’est pas antinomique, avec les faux cols et les parapluies ; il participe activement à diverses associations à buts caritatifs dans la commune et notamment avec des enfants qui vivent dans une grande précarité…
On raconte qu’il faisait sonner du bout de son parapluie les différentes gouttières des maisons pour leur faire entendre les matières des objets potentiellement musicaux qui nous entourent, la musique des objets, la musiques des objets de nos vies, la musique, la musique de nos vies.
Souvent ses partitions sont biffées d’annotations qui semblent donner du théâtre, du graphique et du sonore, un peu comme dans les calligrammes de Guillaume Appolinaire qu’il rencontrera plus tard durant la guerre.
Des partitions pour l’œil autant que pour l’oreille laissent entrer l’improbable, images des profondeurs inconscientes du mammifère, elles s'offrent à l’interprète et invitent un état d’être, une condition essentielle de chemin vers la méditation, l'humour et le sérieux à la fois ; c’est complémentaire, ce n’est pas antinomique.
En voici quelques unes :
« Rébarbatif et hargneux »
« Murmure de l’eau dans un lit de rivière »
« Un chien danse avec sa fiancée »
« Celui qui vous aime est à deux pas »
« Ouvrez-la tête »
« Postulez en vous-même »
« Epotus, corpulentus, Caeremonius, Paedagogus »
« L’air froid péruvien lui remonte à la tête »
« Comme un rossignol qui a mal aux dents »
« Like a nightingale with a toothache »
« Happily I don’t smoke »
« Without your finger blushing »
« Tout à coup le ciel devient blanc »
Mais ces annotations ne s’adressent qu’aux interprètes précise-t-il, de leur état silencieux et intérieur dépendra le résultat global :
Hélène :
« Je défends de lire à haute voix le texte durant le temps de l’exécution, tout manquement à cette observation entraînerait ma juste indignation contre l’outrecuidance. Il ne sera accordé aucun passe-droit (avertissement solennel édité en tête du recueil). »
Philippe vers Hélène :
Non mais, sentons-nous libre, outrepassons les consignes ! Tâtons de la tautologie : faisons du Satie dans du Satie, non ?
Vers 1915 sa musique commence à être jouée plus souvent que trop peu.
Maurice Ravel le soutient.
Ravel un de ses héritiers, vraiment ? Eric avec un C le sait mais Erik avec un K n’en est pas tout à fait sûr…
Il rencontre Jean Cocteau ; c’est l’aventure du ballet Parade dès 1916. L’œuvre entremêle danse, musique, théâtre, arts plastiques.
Bien avant que notre cher compositeur américain John Cage ne développe le « piano préparé », Satie cherche déjà à en altérer le son en coinçant des feuilles et divers objets dans les cordes ; avec Parade il s’agira d’utiliser des objets du quotidien…
« Parade » utilise de façon toute nouvelle un principe de sons d’objets bien avant l’avénement de la musique concrète.
Au cœur de l’orchestre, presqu’à parts égales avec les instruments classiques, voici l’utilisation des sons des objets !
Poésie du symbole sonore, univers improbable qui nous transpose ou nous transporte ou nous transmute à nous de voir ; ainsi, machines à écrire, aéroplanes, dynamos, bouteilles en verre, tirs de pistolets côtoient violons, violoncelles, clarinettes, flûtes et autres percussions.
Parade est créé en pleine guerre en 1917 et cause un scandale aussi important que « Le sacre du printemps » d’Igor Stravinski quelques années plus tôt.
Jean Cocteau avec qui il fondera le fameux groupe des six, témoigne d’une phrase lancée depuis le public :
« Si j’avais su que c’était si ridicule j’aurais amené les enfants ! »
Mais pour Cocteau, Parade est là pour réconcilier les publics, les classes sociales et on y perçoit l’idée que Satie, finalement, comme dans l’art nouveau, fait œuvre du quotidien mais parce que le quotidien est œuvre.
Puis il compose plusieurs mouvements musicaux qu’il appelle « Musiques d’ameublement ».
Hélène :
« La musique d’ameublement est foncièrement industrielle. L’habitude, l’usage est de faire de la musique dans des occasions où la musique n’a rien à faire (…) nous voulons rétablir une musique faite pour satisfaire les besoins utiles. L’art n'entre pas dans ses besoins. La musique d’ameublement crée de la vibration ; elle n'a pas d'autre but ; elle remplit le même rôle que la lumière la chaleur et le confort sous toutes ses formes. »
Philippe :
L’œuvre créée le 8 mars 1920 est destinée à la galerie Barzanges pendant les entr’actes de la pièce de Max Jacob.
La musique est écrite dans une idée performative puisque les auditeurs étaient priés d’agir « comme si la musique n’existait pas ».
La légende raconte qu’ils se sont tu et se sont plantés devant les musiciens répartis pourtant dans tout l’espace tandis que Satie leur criait : « Aller, marchez, marchez donc ! »
Philippe :
Lors de son dernier séjour à l’hôpital, alors qu’on lui apporte des fleurs il en est particulièrement touché : « Merci, mais c’est un peu… tôt »…
Il s’éteindra des suites de ces excès (notamment de boisson) sans manquer de dire qu’il n’a jamais écrit une note « qui soit dénuée de son sens ».
Ainsi tous les aspects de l’être sont susceptibles de le raconter cet être, aux tréfonds et sans far : voilà les différents aspects d’une improbable musique qui traverse le temps : de cabaret, méditative, moderniste, expérimentale, performative, concrète avec les objets… Car toute ta musique, est « un art aux vérités multiples » comme tu le disais toi-même.
Excuse-moi je te dis tu…
Philippe continue debout devant son pupitre :
Voilà cher Erik, je te le dis en substance, je te l’écris, je te le chante : quel personnage as-tu fait dis-donc ! Enfant capricieux, colérique, espiègle, malicieux et si doux à la fois, troubadour égaré dans ce monde, maître alchimiste des âmes et des cœurs pourtant transgressant dans les guerres le mur du son de la bêtise et de l’incohérence des hommes ; car comme disaient les grands Jacques : quelle connerie la guerre !
Après Claude Debussy, Maurice Ravel, Germaine Tailleferre, Henry Sauguet, Federico Moupou, Edgar Varese et tant d’autres, John Cage aura transmis plus loin ton flambeau, de l’autre côté de l’Atlantique où j’en suis sûr, tu aurais rêvé d’enfoncer quelques touches blanches en os d'alpaga au Chat Noir de Harlem qui n’existe qu’à Tjornderjoë et y collectionner encore 840 parapluies et autres faux cols certainement, mais à la mode new-yorkaise !
Que seraient Terry Riley, Morton Feldman, Steve Reich ou Philip Glass si tu n’avais pas existé, hein ? Et nous, que ne serions-nous pas ?
(Lentement mais habité d’une petite flamme) :
Erik Satie le mystique, tu nous le dis en substance : tout ce qui est autour de nous est susceptible d’être musical, plus loin encore que le piano, le son variant d’une soufflerie de chauffage, de celui qui tousse, le son de celle ou de celui qui retient même son propre souffle, et les sons au-delà de la salle qui s’inviteront à nos sens à la sortie les percevrons-nous ? Les intègrerons-nous ? Les réaliserons nous ?
Et cette musique qui vibre à l’intérieur de chacun de ce nous est certainement la plus singulière et la plus puissante ; infiniment indéfinie, floue et claire à la fois, celle-là, toute silencieuse, à faire délicatement tintinnabuler le monde.
Noir plateau





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